Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/133

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soldats, formaient les rangs, et, quand le jour fut venu, leurs regards charmés purent s’arrêter sur une masse compacte de 2 000 hommes bien serrés et bien alignés, à la place de la foule débraillée de la veille. Chacun était à son poste et savait ce qu’il avait à faire : pas un bouton, pas une petite courroie ne manquait, tout reluisait et étincelait au soleil.

Tout était donc en ordre, et le général en chef pouvait sans crainte passer en revue chacun des soldats, car sa chemise était blanche, et son havresac contenait le nombre d’objets réglementaire. Un seul détail laissait à désirer : c’était la chaussure, qui s’en allait en lambeaux ; le régiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et les intendances du pays faisaient la sourde oreille aux constantes réclamations du chef de régiment pour en obtenir la matière première nécessaire à la confection des bottes. Ce chef était un gros général d’un âge avancé, d’un tempérament sanguin, avec des épaules carrées, des sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et brillant laissait voir toutefois quelques traces inévitables d’un séjour prolongé dans le porte-manteau ; ses lourdes épaulettes lui élevaient les épaules jusqu’au ciel ; il se promenait devant le front en se dandinant, le corps légèrement incliné en avant, avec l’air satisfait d’un homme qui vient d’accomplir un acte solennel. Il était fier de son régiment, auquel son âme appartenait tout entière ; sa démarche trahissait peut-être bien encore d’autres préoccupations, car, en dehors de ses soucis militaires, les intérêts du bien-être général, et le beau sexe en particulier, occupaient une large place dans son cœur.

« Eh bien, mon cher Michel Dmitriévitch, » dit-il en s’adressant à un chef de bataillon qui s’avançait en souriant d’un air également heureux… « Rude besogne cette nuit… hein ? Pas mal ficelé notre régiment !… Il n’est pas des derniers… hein ? » Le commandant eut l’air de goûter cette plaisanterie de son chef et se mit à rire.

« Certainement… On ne nous aurait pas renvoyés du Champ de Mars.

— Qu’y a-t-il ? » s’écria le général, qui venait d’apercevoir deux cavaliers, un aide de camp et un cosaque, arrivant par la grand’route qui menait à la ville et sur laquelle de distance en distance étaient échelonnés des fantassins en vedette. Le premier, qui était envoyé du quartier général pour expliquer l’ordre du jour de la veille, annonça que la volonté du général en chef était que le régiment se présentât devant lui en tenue