Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/170

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« Comment, colonel, je vous avais dit de brûler le pont !… Il y a donc eu malentendu… tout le monde là-bas perd la tête, on n’y comprend rien. »

Le colonel, sans se presser, fit faire halte à son régiment et s’adressant à Nesvitsky :

« Vous ne m’avez parlé que des matières inflammables ; quant à brûler le pont, vous ne m’en avez rien dit.

— Comment, mon petit père, je ne vous en ai rien dit ? repartit Nesvitsky en ôtant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux trempés de sueur… puisque je vous ai parlé des matières inflammables ?

— D’abord, je ne suis pas votre petit père, monsieur l’officier d’état-major, et vous ne m’avez pas dit de brûler le pont. Je connais le service, et j’ai pour habitude d’exécuter ponctuellement les ordres que je reçois ; vous avez dit : on brûlera le pont ; je ne pouvais donc pas deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le brûlerait !

— C’est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste d’impatience… — Que fais-tu, toi, ici ? continua-t-il en s’adressant à Gerkow.

— Mais je suis aussi venu pour cela !… Te voilà mouillé comme une éponge ; veux-tu que je te presse ?

— Vous m’avez dit, monsieur l’officier de l’état-major… continua le colonel d’un ton offensé.

— Dépêchez-vous, colonel, s’écria l’officier en l’interrompant… ; sans cela l’ennemi va nous mitrailler. »

Le colonel les regarda tour à tour en silence et fronça le sourcil.

« Je brûlerai le pont, » dit-il d’un ton solennel, comme pour bien constater qu’il ferait son devoir en dépit de toutes les difficultés qu’on lui suscitait.

Ayant donné, de ses longues jambes maigres, un double coup d’éperon à son cheval, comme si l’animal était coupable, il s’avança pour commander au deuxième escadron de Denissow de retourner au pont.

« C’est bien cela, se dit Rostow, il veut m’éprouver !… »

Son cœur se serra, le sang lui afflua aux tempes :

« Eh bien, qu’il regarde, il verra si je suis un poltron ! »

La contraction, causée par le sifflement des boulets, reparut de nouveau sur les visages animés des hommes de l’escadron. Rostow ne quittait pas des yeux son ennemi le colonel, et cherchait à lire sur sa figure la confirmation de ses soupçons ;