Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/174

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— Est-ce que c’était de la mitraille ? demanda-t-il à Denissow.

— Parbleu, je crois bien, et encore de quel calibre ! nous avons fièrement travaillé ! Il y faisait chaud ; l’attaque, c’est autre chose, mais ici on tirait sur nous comme à la cible… »

Et Denissow se rapprocha du groupe où se trouvaient Nesvitsky et ses compagnons.

« Je crois qu’on n’aura rien remarqué », se disait Rostow, et c’était vrai, car chacun se rendait compte, par expérience, de la sensation qu’il avait éprouvée à ce premier baptême du feu.

« Ma foi, quel beau rapport il y aura !… Et l’on me fera peut-être sous-lieutenant ! dit Gerkow.

— Annoncez au prince que j’ai mis le feu au pont, dit le colonel d’un air triomphant.

— S’il me questionne sur les pertes ?…

— Bah ! insignifiantes, répondit-il de sa voix de basse, deux hussards blessés et un tué raide mort, » ajouta-t-il, sans chercher à réprimer un sourire de satisfaction ; il scandait même avec bonheur cette heureuse expression de « raide mort ».

Les trente-cinq mille hommes de l’armée de Koutouzow, poursuivis par une armée de cent mille Français, avec Bonaparte à leur tête, ne rencontraient qu’hostilité dans le pays. Ils n’avaient plus confiance dans leurs alliés, ils manquaient d’approvisionnements ; et, forcés à l’action en dehors de toutes les conditions prévues d’une guerre, ils se repliaient avec précipitation. Ils descendaient le Danube, s’arrêtant pour faire face à l’ennemi, s’en débarrassant par des engagements d’arrière-garde et ne s’engageant qu’autant qu’il était nécessaire pour opérer leur retraite sans perdre leurs bagages. Quelques rencontres avaient eu lieu à Lambach, à Amstetten, à Melck, et, malgré le courage et la fermeté des Russes, auxquels leurs adversaires rendaient justice, le résultat n’en était pas moins une retraite, une vraie retraite. Les Autrichiens, échappés à la reddition d’Ulm et réunis à Koutouzow à Braunau, s’en étaient de nouveau séparés, l’abandonnant à ses forces épuisées. Défendre Vienne n’était plus possible, car, en dépit du plan de campagne offensive, si savamment élaboré selon les règles de la nouvelle science stratégique, et remis à Koutouzow par le conseil de guerre autrichien, la seule chance qu’il eût de ne pas perdre son armée comme Mack, c’était d’opérer sa jonction avec les troupes qui arrivaient de Russie.

Le 28 octobre, Koutouzow passa sur la rive gauche du Da-