Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/176

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les Russes, tantôt il se voyait tué lui-même ; alors il se réveillait en sursaut ; heureux de sentir se dissiper ce mauvais rêve ; puis il s’assoupissait de nouveau en rêvant au sang-froid qu’il avait déployé. Une matinée ensoleillée succéda à cette nuit sombre ; la neige fondait, les chevaux galopaient, et de chaque côté du chemin se déroulaient des forêts, des champs et des villages.

À l’un des relais il rejoignit un convoi de blessés : l’officier qui le conduisait, étendu sur la première charrette, criait et injuriait un soldat. Des blessés sales, pâles et enveloppés de linges ensanglantés, entassés dans de grands chariots, étaient secoués sur la route pierreuse ; les uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les plus malades regardaient, avec un intérêt tranquille et naïf, le courrier qui les dépassait au galop.

Le prince André fit arrêter sa charrette et demanda aux soldats quand ils avaient été blessés :

« Avant-hier sur le Danube, répondit l’un d’eux, et le prince André, tirant sa bourse, leur donna trois pièces d’or.

— Pour tous ! dit-il en s’adressant à l’officier qui approchait : Guérissez-vous, mes enfants, il y aura encore de la besogne.

— Quelle nouvelle y a-t-il, monsieur l’aide de camp ? demanda l’officier, visiblement satisfait de trouver à qui parler.

— Bonne nouvelle !… En avant ! » cria-t-il au cocher.

Il faisait nuit lorsque le prince André entra à Brünn et se vit entouré de hautes maisons, de magasins éclairés, de lanternes allumées, de beaux équipages roulant sur le pavé, en un mot de toute cette atmosphère animée de grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive du camp. Malgré sa course rapide et sa nuit d’insomnie, il se sentait encore plus excité que la veille. Comme il approchait du palais, ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, et ses pensées se succédaient avec une netteté magique. Tous les détails de la bataille étaient sortis du vague et se condensaient dans sa pensée en un rapport concis, tel qu’il devait le présenter à l’empereur François. Il entendait les questions qu’on lui adresserait et les réponses qu’il y ferait. Il était convaincu qu’on allait l’introduire tout de suite auprès de l’Empereur ; mais, à l’entrée principale du palais, un fonctionnaire civil l’arrêta, et, l’ayant reconnu pour un courrier, le conduisit à une autre entrée :

« Dans le corridor à droite, Euer Hochgeboren. (Votre Haute Naissance) ; vous y trouverez l’aide de camp de service, qui vous introduira auprès du ministre. »