Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/208

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sées, quels sentiments se cachaient derrière ce masque impénétrable ?…

« C’est bien, dit-il, en inclinant la tête en signe d’acquiescement et comme si ce qu’il venait d’entendre avait été prévu par lui. Le prince André, encore tout haletant de sa course, parlait avec volubilité, tandis que le prince Bagration accentuait ses mots, à l’orientale, et les laissait tomber lentement de ses lèvres. Il éperonna son cheval, mais sans laisser paraître le moindre signe de précipitation, et se dirigea vers la batterie de Tonschine, accompagné de toute sa suite, composée d’un officier d’état-major, son aide de camp spécial, du prince, de Gerkow, d’une ordonnance, de l’officier de l’état-major de service et d’un fonctionnaire civil, ayant rang d’auditeur, qui par curiosité avait demandé et obtenu la permission d’assister à une bataille. Ce gros et fort pékin, à la figure pleine, secoué par son cheval, assis sur une selle du train des bagages, enveloppé d’un épais manteau de camelot, regardait autour de lui avec un sourire naïf et satisfait, et faisait une étrange figure au milieu des hussards, des cosaques et des aides de camp.

« Et dire qu’il tient à voir une bataille, dit Gerkow à Bolkonsky, en le lui désignant, et il a déjà mal au creux de l’estomac !

— Voyons, épargnez-moi, dit le civil, qui paraissait content de servir de but aux plaisanteries de Gerkow, et cherchait à passer pour plus bête qu’il n’était.

— Très drôle, mon monsieur prince, dit l’officier de service ; — il se rappelait qu’en français le titre du prince était toujours précédé d’un autre mot, mais il ne put parvenir à le trouver. Ils approchaient de la batterie de Tonschine, lorsqu’un boulet tomba à quelques pas d’eux.

— Qu’est-ce qui est tombé ? demanda l’auditeur.

— C’est une galette française, répondit Gerkow.

— Comment, c’est cela qui tue ? reprit le premier. Dieu ! que c’est effrayant ! » continua-t-il tout radieux.

À peine avait-il achevé, qu’un sifflement terrible, épouvantable, se fit entendre. Un cosaque glissa de son cheval et tomba un peu à la droite de l’auditeur. Gerkow et l’officier de service se penchèrent, en tirant leurs chevaux du côté opposé. L’auditeur, arrêté devant le cosaque, le considérait avec curiosité : le cosaque était mort, tandis que le cheval se débattait encore.

Le prince Bagration regarda par-dessus son épaule. Devinant le motif de cette confusion, il se détourna avec tranquillité, en ayant l’air de dire :