Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/213

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

instances aux siennes. Sans leur répondre, le prince Bagration ordonna de cesser la fusillade et de former les rangs pour faire place aux deux bataillons qui s’avançaient. Pendant qu’il parlait, on aurait cru qu’une main invisible relevait vers la gauche un coin du rideau de fumée qui masquait le bas-fond, et tous les yeux se dirigèrent vers la montagne, qui se découvrait peu à peu à leurs yeux, et sur le versant de laquelle descendait la colonne ennemie. On pouvait déjà reconnaître les bonnets à poil des grenadiers, distinguer les officiers des soldats, et voir les plis du drapeau s’enrouler autour de la hampe.

« Comme ils marchent bien ! » dit une voix dans la suite du prince.

La tête de la colonne avait déjà atteint le bas du ravin, et le choc était imminent de ce côté de la descente.

Les restes du régiment qui avait soutenu l’attaque se reformèrent rapidement et s’éloignèrent sur la droite, tandis que, chassant devant eux les traînards, les deux bataillons du 6e chasseurs s’avançaient d’un pas pesant, régulier et cadencé. Sur le flanc gauche, du côté de Bagration, marchait le commandant de la compagnie ; c’était un homme de belle prestance, dont la large figure avait une expression inintelligente et satisfaite, celui-là même qui s’était précipité hors de la hutte de Tonschine. On voyait qu’il n’avait qu’une idée fixe, passer avec désinvolture devant son chef. Se balançant légèrement sur ses pieds musculeux, il se redressait sans le moindre effort et, tenant à la main sa petite épée nue, à lame fine et recourbée, regardant tantôt son chef, tantôt ceux qui le suivaient, sans jamais perdre le pas, il répétait à chaque enjambée, en tournant avec souplesse son corps vigoureux : « Gauche, gauche, gauche !… » Et la muraille vivante marchait en mesure, et chacune de ces figures, sérieuses et dissemblables, alourdie par le poids de son fusil et de son sac, semblait comme lui n’avoir qu’une seule pensée et répéter avec lui : « Gauche, gauche, gauche ! »

Un gros major essoufflé perdait le pas en contournant un buisson de la route ; un traînard, effrayé de sa négligence, courait pour rejoindre sa compagnie.

Un boulet passa par-dessus la tête du prince Bagration et de sa suite, s’abattit au milieu de la colonne en accompagnant les mots de : gauche, gauche, gauche ! de la cadence de son sifflement.

« Serrez les rangs, » s’écria avec crânerie le chef de la com-