Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/218

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« Au trot accéléré !… »

Et Rostow, suivant l’impulsion de son cheval excité, se sentait gagné par la même ardeur. Un arbre solitaire qui lui avait semblé être au milieu de cette ligne mystérieuse était maintenant dépassé :

« Eh bien, la voilà dépassée, et il n’y a rien de terrible, au contraire tout devient plus gai, plus amusant. Oh ! comme je vais les sabrer ! » murmura-t-il avec joie en serrant la poignée de son sabre.

Un formidable hourra retentit derrière lui…

« Qu’il me tombe seulement sous la main ! »

Et, enlevant Corbeau, il le lança à pleine carrière ; l’ennemi était en vue. Tout à coup un immense coup de fouet cingla l’escadron. Rostow leva la main, prêt à sabrer, mais au même moment il vit s’éloigner Nikitenka, le soldat qui galopait devant lui, et il se sentit, comme dans un rêve, emporté avec une rapidité vertigineuse, sans quitter sa place. Un hussard le dépassa au galop et le regarda d’un air sombre.

« Que m’arrive-t-il ? Je n’avance pas ; je suis donc tombé ? suis-je mort ? »

Questions et réponses se croisaient dans sa tête. Il était seul au milieu des champs ; plus de chevaux emportés, plus de hussards, il ne voyait autour de lui que la terre immobile et le chaume de la plaine. Quelque chose de chaud, du sang, coulait autour de lui :

« Non, je ne suis que blessé ; c’est mon cheval qui est tué ! »

Corbeau essaya de se relever, mais il retomba de tout son poids sur son cavalier ; des flots de sang coulaient de sa tête et il se débattait dans de vains efforts. Rostow, cherchant à se remettre sur ses pieds, retomba à son tour, sa sabretache s’accrocha à la selle :

« Où sont les nôtres ? où sont les Français ?… »

Il n’en savait rien… Il n’y avait personne.

Étant parvenu à se dégager de dessous son cheval, il se releva. Où donc se trouvait à présent cette ligne qui séparait si nettement les deux armées ?

« Ne m’est-il pas arrivé quelque chose de grave ? Cela se passe-t-il toujours ainsi, et que dois-je faire à présent ?… »

Il sentit un poids étrange peser sur son bras gauche engourdi. Son poignet semblait ne plus lui appartenir, et pourtant aucune trace de sang ne se voyait sur sa main :