Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/241

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licité cette commission pour faire en même temps, sans bourse délier, la tournée de ses terres ruinées, prendre en passant son fils Anatole et se rendre avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin d’essayer de le marier à la fille du vieux richard. Mais, avant de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il était nécessaire d’en finir avec l’indécision de Pierre, qui passait chez lui toutes ses journées, et s’y montrait bête, confus et embarrassé (comme le sont les amoureux) en présence d’Hélène, sans faire un pas en avant, un pas décisif.

« Tout cela est bel et bon, mais il faut que cela finisse, » se dit un matin avec un soupir mélancolique le prince Basile, qui commençait à trouver que Pierre, qui lui devait tant, ne se conduisait pas précisément bien en cette circonstance : « C’est la jeunesse, l’étourderie ? Que le bon Dieu le bénisse, continuait-il, en constatant avec satisfaction sa propre indulgence ; mais il faut que cela finisse !… C’est après-demain la fête d’Hélène : je réunirai quelques parents, et s’il ne comprend pas ce qu’il lui reste à faire, j’y veillerai : c’est mon devoir de père ! »

Six semaines s’étaient écoulées depuis la soirée de Mlle Schérer et la nuit d’insomnie pendant laquelle Pierre avait décidé que son mariage avec Hélène serait sa perte, et qu’il ne lui restait plus qu’à partir pour l’éviter. Cependant il n’avait point quitté la maison du prince Basile, et il sentait avec terreur qu’il se liait davantage tous les jours, et qu’il ne pouvait plus se retrouver auprès d’Hélène avec son indifférence première ; d’un autre côté, il n’avait pas la force de se détacher d’elle et se voyait contraint de l’épouser, en dépit du malheur qui résulterait pour lui de cette union. Peut-être aurait-il pu se retirer encore à temps si le prince Basile, qui jusque-là n’avait jamais ouvert ses salons, ne s’était plu à avoir du monde chez lui tous les soirs, et l’absence de Pierre, du moins à ce qu’on lui assurait, aurait enlevé un élément de plaisir à ces réunions, en trompant l’attente de tous. Dans les courts instants que le prince Basile passait à la maison, il ne manquait jamais l’occasion, en lui offrant à baiser sa joue rasée de frais, de lui dire : « à demain, » ou bien « au revoir, à dîner », ou bien encore « c’est pour toi que je reste », et cependant s’il lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait, il ne lui témoignait aucune attention spéciale.

Pierre n’avait pas le courage de tromper ses espérances. Tous les jours il se répétait :

« Il faut que je parvienne à la connaître ; me suis-je trompé