Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/244

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Kousmitch », que tout cela n’était qu’un jeu, et que toute l’attention de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de « Kousmitch », le prince Basile examinait sa fille à la dérobée ; et il se disait à part lui :

« Ça va bien, ça se décidera aujourd’hui. »

Dans les yeux d’Anna Pavlovna, qui le menaçait du doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d’un regard courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du vin à sa voisine, semblait lui dire :

« Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie, qu’à boire du vin doux ; c’est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent. »

« Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les jeunes amoureux. Qu’elles sont insipides, toutes les folies que je débite, à côté de cela ! »

Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient tout ce monde, s’était tout à coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet échafaudage de conventions affectées. Non seulement les maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le comprendre, et s’attardaient à admirer la figure resplendissante d’Hélène et celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d’émotion.

Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu’il était le but de tous les regards. Il était dans la situation d’un homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui l’entoure, et qui n’entrevoit la réalité que par éclairs :

« Ainsi tout est fini !… comment cela s’est-il fait si vite ?… car il n’y a plus à reculer, c’est devenu inévitable pour elle, pour moi, pour tous… Ils en sont si persuadés que je ne puis pas les tromper. »

Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.

La honte le saisissait parfois : il lui était pénible d’occuper l’attention générale, de se montrer si naïvement heureux, de jouer le rôle de Pâris ravisseur de la belle Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes. Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s’en consolait. Il n’avait rien fait pour en arriver là ; il avait quitté Moscou avec le prince Basile, et s’était arrêté chez lui… pourquoi ne l’aurait-il pas fait ? Ensuite il