Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/258

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« Que me veulent-ils, le prince Basile et son fils ? Le père est un hâbleur, un homme de rien, son fils doit être gentil !

Leur arrivée le contrariait surtout parce qu’elle ramenait sur le tapis une question qu’il s’efforçait toujours d’éloigner, en cherchant à se tromper lui-même. Il s’était bien souvent demandé s’il se déciderait un jour à se séparer de sa fille, mais jamais il ne se posait catégoriquement cette question, sachant bien que, s’il y répondait en toute justice, sa réponse serait contraire non seulement à ses sentiments, mais encore à toutes ses habitudes. Son existence sans elle, malgré le peu de cas qu’il paraissait en faire, lui semblait impossible :

« Qu’a-t-elle besoin de se marier pour être malheureuse ? Voilà Lise, qui certainement n’aurait pu trouver un meilleur mari… est-elle contente de son sort ? Laide et gauche comme elle est, qui l’épousera pour elle ? On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances ! Ne serait-elle pas beaucoup plus heureuse de rester fille ? »

Ainsi pensait le vieux prince, en s’habillant, et il se disait que cette terrible alternative était à la veille d’une solution, car l’intention évidente du prince Basile est de faire sa demande, sinon aujourd’hui, à coup sûr demain. Sans doute le nom, la position dans le monde, tout est convenable, mais est-il digne d’elle ?… « C’est ce que nous verrons ! c’est ce que nous verrons, » ajouta-t-il tout haut.

Et il se dirigea d’un pas ferme et décidé vers le salon. En entrant, il embrassa d’un seul coup d’œil tous les détails, et le changement de toilette de la petite princesse, et les rubans de Mlle Bourrienne, et la monstrueuse coiffure de sa fille, et son isolement et les sourires de Bourrienne et d’Anatole :

« Elle est attifée comme une sotte, pensa-t-il, et lui, qui n’a pas l’air d’y prendre garde !

— Bonjour, dit-il en s’approchant du prince Basile. Je suis content de te voir.

— L’amitié ne connaît pas les distances, répondit le prince Basile, en parlant comme toujours d’un ton assuré et familier. Voici mon cadet, aimez-le, je vous le recommande !

— Beau garçon, beau garçon, dit le maître de la maison, en examinant Anatole. Viens ici, embrasse-moi là. »

Et il lui présenta sa joue. Anatole l’embrassa, en le regardant curieusement, mais avec une tranquillité parfaite, dans l’attente d’une de ces sorties originales et brusques dont son père lui avait parlé.