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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/260

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écho, quand tout à coup le premier s’arrêta tout court et fronça violemment les sourcils :

« Eh bien, va-t-en, » lui dit-il.

Et Anatole alla rejoindre les dames.

« Tu l’as fait élever à l’étranger, n’est-ce pas, prince Basile ?

— J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le prince Basile, car l’éducation que l’on donne là-bas est infiniment supérieure.

— Oui, tout est changé aujourd’hui, tout est nouveau !… Beau garçon, beau garçon ! Allons chez moi. »

À peine furent-ils arrivés dans son cabinet, que le prince Basile s’empressa de lui faire part de ses désirs et de ses espérances.

« Crois-tu donc que je la tienne enchaînée, et que je ne puisse pas m’en séparer ? Que se figurent-ils donc ? s’écria-t-il avec colère ; mais demain si elle veut, cela m’est bien égal ! Seulement je veux mieux connaître mon gendre !… Tu connais mes principes : agis donc franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas il restera ; il restera ici, je veux l’étudier !… »

Et le vieux prince termina par son ébrouement habituel, en donnant à sa voix cette même intonation aiguë qu’il avait eue en prenant congé de son fils.

« Je vous parlerai bien franchement, — dit le prince Basile, et il prit le ton matois de l’homme convaincu qu’il est inutile de ruser avec un auditeur trop clairvoyant, — car vous voyez au travers des gens. Anatole n’est pas un génie, mais c’est un honnête et brave garçon, c’est un bon fils.

— Bien, bien, nous verrons ! »

À l’apparition d’Anatole, les trois femmes, qui vivaient solitaires, et privées depuis longtemps de la société des hommes, sentirent, toutes les trois également, que leur existence jusque-là avait été incomplète. La faculté de penser, de sentir, d’observer, se trouva décuplée en une seconde chez toutes les trois, et les ténèbres qui les enveloppaient s’éclairèrent tout à coup d’une lumière inattendue et vivifiante.

La princesse Marie ne pensait plus ni à sa figure ni à sa malencontreuse coiffure, elle s’absorbait dans la contemplation de cet homme si beau et si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon, courageux, énergique, généreux ; au moins en était-elle persuadée ; mille rêveries de bonheur domestique s’élevaient dans son imagination : elle essayait de les chasser et de les cacher au fond de son cœur :