Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/262

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Après le thé, la société avait passé dans le salon voisin ; la princesse Marie fut priée de se mettre au piano. Anatole s’accouda sur l’instrument à côté de Mlle Bourrienne, et ses yeux pétillants et rieurs ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec une émotion de joie douloureuse ce regard fixé sur elle. Sa sonate favorite la transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la poésie devenait plus forte, plus vibrante, sous l’influence de ce regard. Il était dirigé sur elle, et cependant il ne s’adressait en réalité qu’au petit pied de Mlle Bourrienne, qu’Anatole pressait doucement du sien. Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux yeux trahissait également une expression de joie émue et mêlée d’espérance.

« Comme elle m’aime, pensait la princesse, comme je suis heureuse et quel bonheur pour moi d’avoir une amie comme elle, et un mari comme lui !… Mais sera-t-il jamais mon mari ? »

Le soir après le souper, quand on se sépara, Anatole baisa la main de la princesse, qui trouva le courage de le regarder. Il baisa également la main de la jeune Française : ce n’était pas assurément convenable, mais il le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout effrayée, et regarda la princesse Marie :

« Quelle délicatesse, pensa cette dernière. Amélie craindrait-elle par hasard ma jalousie ? Croit-elle que je ne sais pas apprécier sa tendresse si pure et son dévouement ? »

Et, s’approchant de Mlle Bourrienne, elle l’embrassa avec affection. Anatole s’avança galamment vers la petite princesse pour lui baiser la main :

« Non, non ! Quand votre père m’écrira que vous vous conduisez bien, je vous donnerai ma main à baiser, pas avant.

Et, le menaçant du doigt, elle sortit en souriant.


V

Chacun rentra chez soi, et, à part Anatole, qui s’endormit aussitôt, personne ne ferma l’œil de longtemps.

« Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon, surtout si bon ! » pensait la princesse Marie.