Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/275

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Boris se leva pour aller à la rencontre de son ami, sans oublier toutefois d’arrêter dans leur chute les différentes pièces du jeu ; il allait l’embrasser, lorsque Rostow fit un mouvement de côté. Avec cet instinct naturel à la jeunesse, qui ne songe qu’à s’écarter des sentiers battus, Rostow cherchait constamment à exprimer ses sentiments d’une façon neuve et originale, et à ne se conformer en rien aux habitudes reçues. Il n’avait d’autre désir que de faire quelque chose d’extraordinaire, ne fût-ce que de pincer son ami, et surtout d’éviter l’accolade habituelle. Boris au contraire déposa tout tranquillement et affectueusement sur ses joues les trois baisers de rigueur.

Six mois à peine s’étaient écoulés depuis leur séparation, et en se retrouvant ainsi au moment où ils faisaient leurs premiers pas dans la vie, ils furent frappés de l’énorme changement qui était survenu en eux, et qui résultait évidemment du milieu dans lequel ils s’étaient développés.

« Ah ! vous autres, maudits frotteurs de parquets, qui rentrez d’une promenade, coquets et pimpants, tandis que nous, pauvres pécheurs de l’armée… » disait Rostow, qui, avec sa jeune voix de baryton et ses mouvements accentués, cherchait à se donner la désinvolture d’un militaire de l’armée, par opposition avec l’élégance de la garde, en montrant son pantalon couvert de boue.

L’hôtesse allemande passa en ce moment la tête par la porte.

« Est-elle jolie ? dit Rostow, en clignant de l’œil.

— Ne crie donc pas si fort ! Tu les effrayes, lui dit Boris. Sais-tu bien que je ne t’attendais pas sitôt, car ce n’est qu’hier soir que j’ai remis mon billet à Bolkonsky, un aide de camp que je connais. Je n’espérais pas qu’il te le ferait parvenir aussi vite… Eh bien, comment vas-tu ? Tu as reçu le baptême du feu ? »

Rostow, sans répondre, joua avec la croix de soldat de Saint-Georges qui était suspendue aux brandebourgs de son uniforme et, indiquant son bras en écharpe :

« Comme tu vois !

— Ah ! ah ! dit Boris en souriant, nous aussi, mon cher, nous avons fait une campagne charmante. Son Altesse Impériale suivait le régiment, et nous avions toutes nos aises. En Pologne, des réceptions, des dîners, des bals à n’en plus finir… Le césarévitch est très bienveillant pour tous les officiers ! »

Et ils se racontèrent mutuellement toutes les différentes phases de leur existences : l’un, la vie de bivouac, l’autre les