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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/281

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pris celles qui arrivaient de Russie et celles qui avaient fait la campagne, furent passées en revue par l’empereur Alexandre, accompagné du césarévitch, et l’empereur François, suivi d’un archiduc.

Dès l’aube du jour, les troupes, dans leur tenue de parade, s’alignaient sur la plaine devant la forteresse. Une masse mouvante, aux drapeaux flottants, s’arrêtait au commandement des officiers, se divisait et se formait en détachements, se laissant dépasser par un autre flot bariolé d’uniformes différents. Plus loin, c’était la cavalerie, habillée de bleu, de vert, de rouge, avec ses musiciens aux uniformes brodés, qui s’avançait au pas cadencé des chevaux noirs, gris et alezans ; puis venait l’artillerie, qui, au bruit d’airain de ses canons reluisants et tressautant sur leurs affûts, se déroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et l’infanterie, pour se rendre à la place qui lui était réservée, en répandant sur son passage l’odeur des mèches allumées. Les généraux en grande tenue, chamarrés de décorations, collets relevés, et la taille serrée, les officiers élégants et parés, les soldats aux visages rasés de frais, aux fourniments brillants, les chevaux bien étrillés, à la robe miroitante comme le satin, à la crinière bien peignée, tous comprenaient qu’il allait se passer quelque chose de grave et de solennel. Du général au soldat, chacun se sentait un grain de sable dans cette mer vivante, mais avait conscience en même temps de sa force comme partie de ce grand tout.

Après maints efforts, à dix heures, tout fut prêt. L’armée était placée sur trois rangs : la cavalerie en premier, l’artillerie ensuite et l’infanterie en dernier.

Entre chaque arme différente il y avait un large espace. Chacune de ces trois parties se détachait vivement sur les deux autres. L’armée de Koutouzow, dont le premier rang de droite était occupé par le régiment de Pavlograd, puis les nouveaux régiments de l’armée et de la garde arrivés de Russie, puis l’armée autrichienne, tous, rivalisant de bonne tenue, étaient sur la même ligne et sous le même commandement.

Tout à coup un murmure, semblable à celui du vent bruissant dans le feuillage, parcourut les rangs :

« Ils arrivent ! Ils arrivent ! » s’écrièrent quelques voix.

Et la dernière inquiétude de l’attente se répandit comme une traînée de poudre.

Un groupe s’était en effet montré dans le lointain. Au même moment, un léger souffle traversant le calme de l’air agita les flammes des lances et les drapeaux, dont les plis s’enroulaient