Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/283

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sa vue perçante l’approche de son souverain, et, lorsqu’il en eut distingué à vingt pas les traits rayonnants de beauté, de jeunesse et de bonheur, il se sentit pris d’un élan irrésistible de tendresse et d’enthousiasme : tout dans l’extérieur du souverain le ravissait.

Arrêté en face du régiment de Pavlograd, le jeune Empereur, s’adressant à l’Empereur d’Autriche, prononça en français quelques paroles et sourit.

Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait que croître ; il aurait voulu lui en donner une preuve, et l’impossibilité de le faire le rendait tout malheureux. L’Empereur appela le chef de régiment.

« Mon Dieu ! que serait-ce s’il s’adressait à moi ! j’en mourrais de joie !

— Messieurs, dit l’Empereur en s’adressant aux officiers (et Rostow crut entendre une voix du ciel), je vous remercie de tout mon cœur. Vous avez mérité les drapeaux de Saint-Georges et vous vous en montrerez dignes !

— Rien que mourir, mourir pour lui ! » se disait Rostow.

À ce moment éclatèrent de formidables hourras, auxquels se joignit Rostow, de toute la force de ses poumons, pour mieux témoigner, au risque de se briser la poitrine, du degré de son enthousiasme.

L’Empereur resta quelques instants indécis.

« Comment peut-il être indécis ? » se dit Rostow.

Mais cette indécision lui parut aussi majestueuse et aussi pleine de charme que tout ce que faisait l’Empereur, qui, ayant touché, du bout de sa botte étroite, comme on les portait alors, sa belle jument bai brun, rassembla les rênes de sa main gantée de blanc, et s’éloigna, suivi du flot de ses aides de camp, pour aller s’arrêter, de plus en plus loin, devant les autres régiments ; et l’on ne voyait plus à la fin que le plumet blanc de son tricorne ondulant au-dessus de la foule.

Rostow avait remarqué Bolkonsky parmi les officiers de la suite. Il se rappela la dispute de la veille, et se demanda s’il fallait, oui ou non, le provoquer : « Non certainement, se dit-il… Peut-on penser à cela à présent ? Que signifient nos querelles et nos offenses, quand nos cœurs débordent d’amour, de dévouement et d’exaltation ? J’aime tout le monde et je pardonne à tous ! »

Lorsque l’Empereur eut passé devant tous les régiments, ils défilèrent à leur tour. Rostow, monté sur Bédouin, qu’il avait