— Comment ?
— Au chef du gouvernement français ! — C’est bien, n’est-ce pas.
— Très bien, mais ça lui déplaira fort, dit Bolkonsky.
— Oh ! sans aucun doute ! Mon frère, qui le connaît, ayant plus d’une fois dîné chez cet Empereur à Paris, me racontait qu’il n’avait jamais vu de plus fin et de plus rusé diplomate : l’habileté française jointe à l’astuce italienne ! Vous connaissez sans doute toutes les histoires du comte Markow, le seul qui ait su se conduire avec lui. Connaissez-vous celle du mouchoir ? elle est ravissante ! Et ce bavard de Dolgoroukow, s’adressant tantôt à Boris, tantôt au prince André, leur raconta comment Bonaparte, voulant éprouver notre ambassadeur, avait laissé tomber son mouchoir à ses pieds, et, dans l’attente de le lui voir ramasser, s’était arrêté devant lui ; comment Markow, laissant aussitôt tomber le sien tout à côté, le ramassa sans toucher à l’autre.
— Charmant, dit Bolkonsky ; mais deux mots, mon prince : je viens en solliciteur pour ce jeune homme… »
Un aide de camp qui venait chercher Dolgoroukow de la part de l’Empereur ne donna pas au prince André le temps de finir sa phrase.
« Oh ! quel ennui, dit le prince Dolgoroukow, en se levant à la hâte et en serrant la main aux deux jeunes gens. Je ferai tout ce qui me sera possible, tout ce qui dépendra de moi, pour vous et ce charmant jeune homme. Mais ce sera pour une autre fois ! Vous voyez… » ajouta-t-il en serrant de nouveau la main de Boris avec une familiarité bienveillante et légère.
Boris était tout ému du voisinage de cette personnalité puissante, ému aussi de se trouver en contact avec un des ressorts qui mettaient en mouvement ces énormes masses, dont lui, dans son régiment, ne se sentait qu’une petite, soumise et infime parcelle. Ils traversèrent le corridor à la suite du prince Dolgoroukow, et au moment où celui-ci entrait dans les appartements de l’Empereur, il en sortit un homme en habit civil, de haute taille, à figure intelligente, et dont la mâchoire proéminente, loin d’enlaidir les traits, y ajoutait au contraire beaucoup de vivacité et de mobilité. Il salua en passant Dolgoroukow comme un intime, et jeta un regard fixe et froid sur le prince André, vers lequel il s’avança avec la certitude que l’autre le saluerait et se rangerait pour le laisser passer ; mais le prince André ne fit ni l’un ni l’autre ; la figure de l’inconnu