Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/292

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sentiment de joie ineffable qui le pénétrait tout entier, à l’approche de son souverain. C’était pour lui une compensation complète à la déception du matin ; exalté, comme un amoureux qui a obtenu le rendez-vous désiré, il n’osait se retourner, et devinait son arrivée, non au bruit des chevaux, mais à l’intensité de l’émotion qui s’épanouissait en lui et qui éclairait et illuminait tout ce qui l’entourait. Cependant le « soleil » arrivait plus près, plus près… Rostow se sentait comme enveloppé des rayons de sa douce et majestueuse lumière…, et il entendit cette voix si bienveillante, si calme, si imposante et si naturelle à la fois, qui résonna au milieu d’un silence de mort :

« Les hussards de Pavlograd ? demanda l’Empereur.

— La réserve, Sire ! » répondit une voix humaine, après la voix divine qui avait parlé.

L’Empereur s’arrêta devant Rostow. La beauté de sa figure, plus frappante encore dans ce moment que le jour de la revue, brillait d’entrain et de jeunesse, et cet air d’innocente jeunesse, tout rayonnant de la vivacité de l’adolescence, n’enlevait rien à la sereine majesté de ses traits. En parcourant des yeux l’escadron, son regard rencontra l’espace d’une seconde celui de Rostow. Avait-il compris ce qui bouillonnait dans l’âme de ce dernier ? Rostow en était convaincu, car il avait senti passer sur lui le doux chatoiement de ses beaux yeux bleus.

Relevant les sourcils, l’Empereur éperonna brusquement son cheval et s’élança au galop en avant.

Le jeune souverain n’avait pu se refuser le plaisir d’assister à l’engagement, malgré tous les avis contraires de ses conseillers, et, s’étant séparé à midi de la troisième colonne qu’il suivait, il allait rejoindre l’avant-garde, lorsqu’au moment où il atteignait les hussards, plusieurs aides de camp lui apportèrent la nouvelle de l’heureuse issue de l’affaire.

Cette bataille, qui ne consistait, par le fait, qu’en la prise d’un escadron français, lui fut représentée comme une grande victoire, si bien que l’Empereur et même l’armée, avant que la fumée se fût dissipée, étaient persuadés que les Français avaient été vaincus, et obligés de battre en retraite. Peu d’instants après le départ de l’Empereur, la division du régiment de Pavlograd reçut l’ordre d’avancer, et Rostow eut encore une fois le bonheur d’apercevoir l’Empereur dans la petite ville de Vischau. Quelques blessés et quelques tués qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever y gisaient encore sur la place où la