Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/302

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dispositions ne sauraient être changées. Vous les connaissez ; nous ferons tous notre devoir. Et rien n’est plus important, la veille d’une bataille, — il s’arrêta un moment, — que de faire un bon somme ! »

Il fit mine de se lever. Les généraux le saluèrent, et on se sépara.


Le Conseil de guerre, devant lequel le prince André n’avait pas eu le loisir d’exprimer sa manière de voir, lui laissa une impression de trouble et d’inquiétude, et il se demandait qui d’eux tous avait raison, de Dolgoroukow et Weirother, ou bien de Koutouzow et Langeron. Koutouzow ne pouvait-il donc dire son opinion franchement à l’Empereur ? Cela se passait-il toujours ainsi, et en vient-on à risquer des milliers d’existences et la mienne, pensait-il, grâce à des intérêts de cour tout personnels ?… Oui, on me tuera peut-être demain… ? Et tout à coup cette idée de la mort évoqua en lui toute une série de souvenirs lointains et intimes, ses adieux à son père, à sa femme, les premiers temps de son mariage et son amour pour elle ! Il se souvint de sa grossesse, il s’attendrit sur elle, sur lui-même, et sortant, tout ému et agité, de la cabane où il logeait avec Nesvitsky, il se mit à marcher.

La nuit était brumeuse, et un mystérieux rayon de lune essayait d’en percer les ténèbres.

« Oui, demain, demain ! » se disait-il. Tout sera peut-être fini pour moi et ces souvenirs n’auront peut-être plus de valeur. Ce sera demain, je le sens, qu’il me sera donné de montrer tout ce que je puis faire… »

Et il se représentait la bataille, les pertes, la concentration de la lutte sur un point, la confusion des chefs :

« Voilà enfin l’heureux moment, le Toulon si ardemment désiré ! »

Il se vit ensuite exposant son opinion claire et précise à Koutouzov, à Weirother, aux empereurs. Tous étaient frappés de la justesse de ses combinaisons, mais personne n’osait prendre sur lui de les exécuter… Il choisissait un régiment, une division, posait ses conditions pour qu’on ne se mît pas en travers de ses projets, menait sa division sur le point décisif et remportait la victoire !… Et la mort et l’agonie ? lui soufflait une autre voix. Mais le prince André continuait à rêver à ses futurs succès. C’est à lui que l’on confiait le plan de la prochaine