Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/306

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« Croyez-moi, disait Dolgoroukow, ce n’est qu’une ruse de guerre : il s’est retiré, et il a donné l’ordre à l’arrière-garde d’allumer des feux et de faire du bruit afin de nous tromper.

— J’ai peine à le croire, reprit Bagration ; ils occupent ce mamelon depuis hier soir ; s’ils se retiraient, ils l’auraient aussi abandonné. Monsieur l’officier, dit-il à Rostow, les éclaireurs y sont-ils encore ?

— Ils y étaient hier au soir, Excellence, mais maintenant je ne pourrais vous le dire. Faut-il y aller voir avec mes hussards ? »

Bagration faisait de vains efforts pour distinguer la figure de Rostow.

« Bien, allez-y » dit-il après un moment de silence.

Rostow lança son cheval en avant, appela le sous-officier et deux hussards, leur donna l’ordre de l’accompagner, et descendit au trot la montagne dans la direction des cris. Il éprouvait un mélange d’inquiétude et de plaisir à se perdre ainsi avec ses trois hussards dans les ténèbres pleines de vapeurs, de mystères et de dangers. Bagration lui enjoignit, de la hauteur où il était placé, de ne pas franchir le ruisseau, mais Rostow feignit de ne pas l’avoir entendu. Il allait, il allait toujours, prenant les buissons pour des arbres et les ravines pour des hommes. Arrivé au pied de la montagne, il ne voyait plus ni les nôtres ni l’ennemi. En revanche, les cris et les voix étaient plus distincts. À quelques pas devant lui, il crut apercevoir une rivière, mais en approchant il reconnut une grande route, et il s’arrêta indécis sur la direction à prendre : fallait-il la suivre ou la traverser pour continuer à travers champs vers la montagne opposée ? Suivre cette route, qui tranchait dans le brouillard, était plus sage, parce qu’on y pouvait voir devant soi.

« Suis-moi, » dit-il.

Et il la franchit pour monter au galop le versant opposé, occupé depuis la veille par un piquet français.

« Votre Noblesse, le voilà ! » lui dit un de ses hussards.

Rostow eut à peine le temps de remarquer un point noir dans le brouillard, qu’une lueur parut, un coup partit, et une balle siffla comme à regret bien haut dans la brume et se perdit au loin. Un second éclair brilla, le coup ne partit point. Rostow tourna bride et s’éloigna au galop. Quatre coups partirent sur différents points, et les balles chantèrent sur tous les tons. Rostow retint un moment son cheval, excité comme lui, et le mit au pas :

« Encore, et encore ! » se disait-il gaiement.