Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/310

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— Ah ! c’est effrayant ce qu’il y a de nos troupes ! Quand on a allumé les feux hier soir, j’ai regardé… c’était Moscou, quoi ! »

Les soldats marchaient gaiement, comme toujours, quand il s’agit de prendre l’offensive, et cependant les chefs de colonnes ne s’en étaient pas encore approchés et ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux que nous avons vus au conseil de guerre étaient en effet de mauvaise humeur et mécontents de la décision prise : ils se bornaient à exécuter les instructions qu’on leur avait données, sans s’occuper d’encourager le soldat). Une heure environ se passa ainsi : le gros des troupes s’arrêta, et aussitôt on éprouva le sentiment instinctif d’une grande confusion et d’un grand désordre. Il serait difficile d’expliquer comment ce sentiment d’abord confus devient bientôt une certitude absolue : le fait est qu’il gagne insensiblement de proche en proche avec une rapidité irrésistible, comme l’eau se déverse dans un ravin. Si l’armée russe s’était trouvée seule, sans alliés, il se serait écoulé plus de temps pour transformer une appréhension pareille en un fait certain ; mais ici on ressentait comme un plaisir extrême et tout naturel à en accuser les Allemands, et chacun fut aussitôt convaincu que cette fatale confusion était due aux mangeurs de saucisses.

« Nous voilà en plan !… Qu’est-ce qui barre donc la route ? Est-ce le Français ?… Non, car il aurait déjà tiré !… Avec cela qu’on nous a pressés de partir, et nous voilà arrêtés en plein champ ! Ces maudits Allemands qui brouillent tout, ces diables qui ont la cervelle à l’envers !… Fallait les flanquer en avant, tandis qu’ils se pressent là, derrière. Et nous voilà à attendre sans manger ! Sera-ce long ?… — Bon, voilà la cavalerie qui est maintenant en travers de la route, dit un officier. Que le diable emporte ces Allemands, qui ne connaissent pas leur pays !

— Quelle division ? demanda un aide de camp en s’approchant des soldats.

— Dix-huitième !

— Que faites-vous donc là ? vous auriez dû être en avant depuis longtemps ; maintenant, vous ne passerez plus jusqu’au soir.

— Quelles fichues dispositions ! Ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils font ! » dit l’officier en s’éloignant.

Puis ce fut un général qui criait avec colère en allemand :

« Taffa-lafa !