Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/317

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Nous ne sommes pourtant pas sur le Champ-de-Mars, Michel Larionovitch, où l’on attend pour commencer la revue que tous les régiments soient rassemblés, continua l’Empereur, en jetant cette fois un coup d’œil à l’empereur François comme pour l’inviter, sinon à prendre part à la conversation, au moins à l’écouter ; mais ce dernier ne parut pas s’en préoccuper.

« C’est justement pour cela, sire, que je ne commence pas, dit Koutouzow à haute et intelligible voix, car nous ne sommes pas à une revue, nous ne sommes pas sur le Champ-de-Mars. »

À ces paroles, les officiers de la suite s’entre-regardèrent. « Il a beau être vieux, il ne devrait pas parler ainsi, » disaient clairement leurs figures, qui exprimaient la désapprobation.

L’Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur Koutouzow, dans l’attente de ce qu’il allait sans doute ajouter. Celui-ci, inclinant respectueusement la tête, garda le silence. Ce silence dura une seconde, après laquelle, reprenant l’attitude et le ton d’un inférieur qui demande des ordres :

« Du reste, si tel est le désir de Votre Majesté ? » dit-il.

Et appelant à lui le chef de la colonne, Miloradovitch, il lui donna l’ordre d’attaquer.

Les rangs s’ébranlèrent, et deux bataillons de Novgorod et un bataillon du régiment d’Apchéron défilèrent.

Au moment où passait le bataillon d’Apchéron, Miloradovitch s’élança en avant ; son manteau était rejeté en arrière et laissait voir son uniforme chamarré de décorations. Le tricorne orné d’un immense panache posé de côté, il salua crânement l’Empereur en arrêtant court son cheval devant lui.

« Avec l’aide de Dieu, général ! lui dit celui-ci.

— Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons, » s’écria-t-il gaiement, tandis que la suite souriait de son étrange accent français.

Miloradovitch fit faire volte-face à son cheval et se retrouva à quelques pas en arrière de l’Empereur. Les soldats, excités par la vue du tsar, marchaient en cadence d’un pas rapide et plein d’entrain.

« Enfants ! leur cria tout à coup Miloradovitch, oubliant la présence de son souverain et partageant lui-même l’élan de ses braves, dont il avait été le compagnon sous le commandement de Souvarow… enfants ! ce n’est pas le premier village que vous allez enlever à la baïonnette !

— Prêts à servir, » répondirent les soldats.