Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/32

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princesse en retroussant sa petite lèvre au fin duvet ; toutes les jolies femmes de la société y seront.

— Pas toutes, puisque vous n’y serez pas, » ajouta-t-il en riant. Et s’emparant du châle que présentait le valet de pied, il le poussa de côté pour envelopper la princesse. Ses mains s’attardèrent assez longtemps autour du cou de la jeune femme, qu’il avait l’air d’embrasser (était-ce intention ou gaucherie ? personne n’aurait pu le deviner). Elle recula gracieusement, en continuant à sourire, se détourna et regarda son mari, dont les yeux étaient fermés et qui avait l’air fatigué et endormi.

« Êtes-vous prête ? » dit-il à sa femme en lui glissant un regard.

Le prince Hippolyte endossa prestement son surtout, qui, étant à la dernière mode, lui descendait plus bas que les talons, et, tout en s’embarrassant dans ses plis, il se précipita sur le perron pour aider la princesse à monter en voiture.

« Au revoir, princesse ! » cria-t-il, la langue aussi embarrassée que les pieds.

La princesse relevait sa robe et s’asseyait dans le fond obscur de la voiture ; son mari arrangeait son sabre.

Le prince Hippolyte, qui faisait semblant de les aider, ne faisait en réalité que les gêner.

« Pardon, monsieur, dit le prince André d’un ton sec et désagréable, en s’adressant en russe au jeune homme qui l’empêchait de passer. — Pierre, viens-tu, je t’attends, » reprit-il affectueusement.

Le postillon partit, et le carrosse s’ébranla avec un bruit de roues[1].

Le prince Hippolyte, resté sur le perron, riait d’un rire nerveux en attendant le vicomte, à qui il avait promis de le reconduire.

« Eh bien, mon cher, votre petite princesse est très bien, très bien, dit le vicomte en se mettant en voiture, très bien, ma foi !… » Et il baisa le bout de ses doigts.

Hippolyte se rengorgea en riant.

« Savez-vous que vous êtes terrible avec votre petit air innocent ? Je plains le pauvre mari, ce petit officier qui se donne des airs de prince régnant. »

  1. À cette époque, les grands seigneurs avaient toujours à leur équipage quatre chevaux et un petit postillon sur l’un des deux chevaux de devant.