Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

joyeuse. Longeant d’abord les lignes immobiles des troupes de Bagration, il arriva sur un terrain occupé par la cavalerie d’Ouvarow ; il y remarqua les premiers signes précurseurs de l’attaque ; l’ayant dépassé, il entendit distinctement le bruit du canon et les décharges de mousqueterie, qui augmentaient d’intensité à chaque instant.

Ce n’était plus un ou deux coups solitaires qui retentissaient à intervalles réguliers dans l’air frais du matin, mais bien un roulement continu, dans lequel se confondaient les décharges d’artillerie avec la fusillade et qui se répercutait sur le versant des montagnes, en avant de Pratzen.

De légers flocons de fumée, voltigeant, se poursuivant l’un l’autre, s’échappaient des fusils, tandis que des batteries s’élevaient de gros tourbillons de nuages, qui se balançaient et s’étendaient dans l’espace. Les baïonnettes des masses innombrables d’infanterie en mouvement brillaient à travers la fumée et laissaient apercevoir l’artillerie avec ses caissons verts, qui se déroulait au loin comme un étroit ruban.

Rostow s’arrêta pour regarder ce qui se passait : où allaient-ils ? pourquoi marchaient-ils en tous sens, devant, derrière ? il ne pouvait le comprendre ; mais ce spectacle, au lieu de lui inspirer de la crainte et de l’abattement, ne faisait au contraire qu’augmenter son ardeur.

« Je ne sais ce qui en résultera, mais à coup sûr ce sera bien, » se disait-il.

Après avoir dépassé les troupes autrichiennes, il arriva à la ligne d’attaque… C’était la garde qui donnait.

« Tant mieux ! je le verrai de plus près. »

Plusieurs cavaliers venaient à lui en galopant. Il reconnut les uhlans de la garde, dont les rangs avaient été rompus et qui abandonnaient la mêlée. Rostow remarqua du sang sur l’un d’eux.

« Peu m’importe, » se dit-il. À quelques centaines de pas de là, il vit arriver au grand trot sur sa gauche, de façon à lui couper la route, une foule énorme de cavaliers, aux uniformes blancs et scintillants, montés sur des chevaux noirs. Lançant son cheval à toute bride, afin de leur laisser le champ libre, il y serait certainement parvenu, si la cavalerie n’avait pressé son allure ; il la voyait gagner du terrain et entendait le bruit des chevaux, et le cliquetis des armes se rapprochait de plus en plus de lui. Au bout d’une minute à peine, il distinguait les visages des chevaliers-gardes qui allaient attaquer l’infanterie française : ils galopaient, tout en retenant leurs montures.