Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/328

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pressement de ce moment de solitude et d’abattement. Une figure inconnue peut lui être désagréable, et puis, que lui dirai-je, quand un regard de lui suffit pour m’ôter la voix ?

Les paroles qu’il aurait dû prononcer lui expiraient sur les lèvres, d’autant plus qu’il leur avait donné un tout autre cadre, l’heure triomphante d’une victoire, ou le moment où, étendu sur son lit de douleur, l’Empereur le remercierait de ses exploits héroïques, et où, lui mourant, il ferait à son souverain bien aimé l’aveu de son dévouement, si noblement confirmé par sa mort.

« Et d’ailleurs que lui demanderais-je ? il est quatre heures du soir, et la bataille est perdue ! Non, non, je ne m’approcherai pas de lui : je ne dois pas interrompre ses pensées. Il vaut mieux mourir mille fois que d’en recevoir un regard courroucé. »

Il s’éloigna donc tristement, le désespoir dans l’âme, en se retournant toujours pour suivre les mouvements de son souverain.

Il vit le capitaine Von Toll s’approcher de l’Empereur et l’aider à franchir à pied le fossé et à s’asseoir ensuite sous un pommier. Toll resta debout à côté de lui, en lui parlant avec chaleur. Ce spectacle remplit Rostow de regrets et d’envie, surtout lorsqu’il vit l’Empereur, portant une main à ses yeux, tendre l’autre à Toll.

« J’aurais pu être à sa place, » se dit-il. Et, ne pouvant retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, il continua à s’éloigner, ne sachant à quoi se décider ni de quel côté se diriger. Son désespoir était d’autant plus violent, qu’il s’accusait de faiblesse. Il aurait pu, il aurait dû s’approcher. C’était le moment ou jamais de faire preuve de dévouement, et il n’en avait pas profité. Il tourna bride et revint à l’endroit où il avait aperçu l’Empereur, et où il n’y avait plus personne. Une longue file de charrettes et de fourgons passait lentement, et Rostow apprit d’un des conducteurs que l’état-major de Koutouzow était non loin du village, et qu’ils s’y rendaient. Il les suivit.


À cinq heures du soir, la bataille était perdue sur tous les points. Plus de cent bouches à feu étaient tombées au pouvoir des Français.

Tout le corps d’armée de Prsczebichewsky avait mis bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu la moitié de leurs hommes, se repliaient en troupes débandées.