Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/333

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forcément le regard de l’Empereur, qui se souvint de l’avoir déjà aperçu sur le champ de bataille.

« Et vous, jeune homme, comment vous sentez-vous, mon brave ? »

Le prince André, les yeux fixés sur lui, gardait le silence. Tandis que, cinq minutes auparavant, le blessé avait pu échanger quelques mots avec les soldats qui le transportaient, maintenant, les yeux fixés sur l’Empereur, il gardait le silence !… Qu’étaient en effet les intérêts, l’orgueil, la joie triomphante de Napoléon ? qu’était le héros lui-même, en comparaison de ce beau ciel, plein de justice et de bonté, que son âme avait embrassé et compris… ? Tout lui semblait si misérable, si mesquin, si différent de ces pensées solennelles et sévères qu’avaient fait naître en lui l’épuisement de ses forces et l’attente de la mort !

Les yeux fixés sur Napoléon, il pensait à l’insignifiance de la grandeur, à l’insignifiance de vie, dont personne ne comprenait le but, à l’insignifiance encore plus grande de la mort, dont le sens restait caché et impénétrable aux vivants !

« Qu’on s’occupe de ces messieurs, dit Napoléon sans attendre la réponse du prince André, qu’on les mène au bivouac et que le docteur Larrey examine leurs blessures. Au revoir, prince Repnine ! » Et il les quitta, les traits illuminés par le bonheur.

Témoins de la bienveillance de l’Empereur envers les prisonniers, les soldats qui portaient le prince André, et qui lui avaient enlevé la petite image suspendue à son cou par sa sœur, s’empressèrent de la lui rendre ; il la trouva subitement posée sur sa poitrine au-dessus de son uniforme, sans savoir par qui et comment elle y avait été remise.

« Quel bonheur ce serait, pensa-t-il en se rappelant le profond sentiment de vénération de sa sœur, quel bonheur ce serait, si tout était aussi simple, aussi clair que Marie semble le croire ! Comme il serait bon de savoir où chercher aide et secours dans cette vie, et ce qui nous attend après la mort !… Je serais si heureux, si calme si je pouvais dire : Seigneur, ayez pitié de moi !… Mais à qui le dirais-je ? Ou cette force incommensurable, incompréhensible, à laquelle je ne puis ni m’adresser, ni exprimer ce que je sens, est le grand Tout, ou bien c’est le néant, ou bien c’est ce Dieu qui est renfermé ici dans cette image de Marie ! Rien, rien n’est certain, sinon le peu de valeur de ce qui est à la portée de mon intelligence et