Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/347

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ne fit plus, dans tous les coins de Moscou, que broder sur le même thème, qui était invariablement la mauvaise fourniture des vivres, la trahison des Autrichiens, du Polonais Prsczebichewsky, du Français Langeron, l’incapacité de Koutouzow, et (bien bas, bien bas) la jeunesse, l’inexpérience et la confiance mal placée de l’Empereur. En revanche, on était unanime pour dire que nos troupes avaient accompli des prodiges de valeur : soldats, officiers, généraux, tous avaient été héroïques. Mais le héros des héros était le prince Bagration, qui s’était couvert de gloire à Schöngraben et à Austerlitz, où seul il avait su conserver sa colonne en bon ordre, tout en se repliant avec elle et en défendant pas à pas sa retraite contre un ennemi deux fois plus nombreux. Son manque de parenté à Moscou, où il était étranger, y avait singulièrement facilité sa promotion au titre de héros. On saluait en lui le simple soldat de fortune, le soldat sans protections, sans intrigues, qui ne songe qu’à se battre pour son pays, et dont le nom se rattachait du reste aux souvenirs de la campagne d’Italie et de Souvarow. La malveillance et la désapprobation que Koutouzow avait accumulées sur sa tête s’accentuaient plus vivement encore par le contraste des honneurs rendus à Bagration, « qu’il aurait fallu inventer s’il n’avait pas existé, » comme avait dit un jour ce mauvais plaisant de Schinchine, en parodiant les paroles de Voltaire. On ne parlait de Koutouzow que pour le blâmer et l’accuser d’être une girouette de cour et un vieux satyre.

Tout Moscou répétait les paroles du prince Dolgoroukow : « À force de forger, on devient forgeron, » en se consolant de la défaite actuelle par le souvenir des victoires passées, et les aphorismes de Rostopchine, qui disait à qui voulait l’entendre que « le soldat français avait besoin d’être excité à la bataille par des phrases ronflantes ; qu’il fallait à l’Allemand une logique serrée pour le convaincre qu’il était plus dangereux de fuir que de marcher à l’ennemi, et que, quant au Russe, on était obligé de le retenir et de le supplier de se modérer. »

Chaque jour, on citait de nouveaux traits de courage accomplis à Austerlitz par nos soldats et par nos officiers : celui-ci avait sauvé un drapeau, celui-là avait tué cinq français, cet autre avait pris cinq canons. Berg n’était pas oublié, et, ceux mêmes qui ne le connaissaient pas racontaient que, blessé à la main droite, il avait pris son épée de la main gauche et avait bravement continué sa marche en avant. Quant à Bolkonsky,