Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/360

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

car tu t’es aveuglé volontairement. » Et ce moment, cette minute où il lui avait dit avec tant d’effort : « Je vous aime ! » se retraça vivement à sa mémoire. « Oui, là était la faute ! je sentais bien alors que je n’avais pas le droit de le lui dire. » Il se rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le souvenir l’humiliait aujourd’hui ; peu de temps après son mariage, sortant vers midi de leur chambre à coucher, et vêtu d’une élégante robe de chambre, il avait trouvé dans son cabinet son intendant en chef qui, en le saluant respectueusement, avait légèrement souri de le voir dans ce négligé, comme pour lui témoigner la part qu’il prenait à son bonheur.

« Et que de fois n’ai-je pas été fier d’elle, de son tact si fin, fier de notre intérieur où elle recevait toute la ville, fier surtout de sa majestueuse et inaccessible beauté ! Je croyais ne pas la comprendre, et je m’étonnais de ne pas l’aimer. Quand j’étudiais son caractère, je me disais que c’était ma faute, si je ne comprenais pas cette impassibilité absolue, cette absence de tout désir, de tout intérêt… et maintenant je connais le mot terrible de cette énigme… C’est une femme pervertie ! »

« Anatole allait lui emprunter de l’argent et baiser ses belles épaules. Elle ne lui donnait pas d’argent, mais elle se laissait embrasser. Si son père excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui répondait, de son sourire tranquille, qu’elle n’était pas assez sotte pour être jalouse. « Il n’a qu’à faire ce qu’il veut, » disait-elle de moi. Un jour, lui ayant demandé si elle ne sentait pas quelque symptôme de grossesse, elle me répondit qu’elle n’était pas assez niaise pour désirer des enfants, et que d’ailleurs elle n’en aurait jamais de moi ! »

Il se rappelait ensuite la grossièreté de ses idées, la vulgarité des expressions qui lui étaient familières, malgré son éducation aristocratique. « Non, je ne l’ai jamais aimée ! se disait-il… Et maintenant, voilà Dologhow affaissé sur la neige, s’efforçant de sourire, mourant peut-être et répondant à mon repentir par une feinte bravade ! »

Pierre était un de ces hommes qui, en dépit de la faiblesse de leur caractère, ne cherchent jamais de confident pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.

« Je suis coupable, et je dois supporter, quoi ?… la honte de mon nom, le malheur de ma vie ? Folies que tout cela ! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et mon être en est indépendant !

« On a exécuté Louis XVI parce qu’il était criminel, et ils