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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/365

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sans force dans un fauteuil et fondit en larmes. Elle revoyait son frère au moment des adieux, lorsqu’il s’était approché d’elle et de sa femme : elle revoyait son expression attendrie et légèrement dédaigneuse, lorsqu’elle lui avait passé l’image au cou. Était-il devenu croyant ? S’était-il repenti de son incrédulité ? Était-il là-haut dans les demeures célestes de la paix et du bonheur ?

« Mon père, dit-elle, comment est-ce arrivé ?

— Va, va, il a été tué pendant cette bataille, où l’on a mené à la mort les meilleurs hommes de Russie et sacrifié la gloire russe. Allez, princesse Marie ! Allez l’annoncer à Lise ! »

La princesse Marie entra chez sa belle-sœur qu’elle trouva travaillant, et dont le regard se leva sur elle avec cette expression de bonheur calme et intime, particulière aux femmes qui sont dans sa situation ; ses yeux regardaient sans voir, car elle contemplait au dedans d’elle-même ce doux et mystérieux travail qui s’accomplissait dans son sein.

« Marie, dit-elle, en repoussant son métier, donne-moi ta main. »

Ses yeux riaient, sa petite lèvre se retroussa et se fixa en un sourire d’enfant. La princesse Marie se mit à ses genoux devant elle, et cacha sa tête dans les plis de sa robe.

« Ici, ici… n’entends-tu pas ?… c’est si étrange ! Et sais-tu, Marie, je l’aimerai bien…, » et ses yeux rayonnants de bonheur s’attachaient sur la jeune princesse, qui ne pouvait relever la tête, car elle pleurait.

« Qu’as-tu donc, Marie ?

— Rien… J’ai pensé à André, et cela m’a attristée, » répondit-elle en essuyant ses pleurs.

Dans le courant de la matinée, la princesse Marie essaya à plusieurs reprises de préparer sa belle-sœur à la catastrophe, mais chaque fois elle se mettait à pleurer. Ces larmes, dont la petite princesse ne comprenait pas la cause, l’inquiétaient malgré son manque d’esprit d’observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait avec inquiétude, comme si elle cherchait quelque chose autour d’elle. Le vieux prince, dont elle avait toujours peur, entra chez elle avant le dîner : il avait l’air méchant et agité. Il sortit sans lui avoir parlé. Elle regarda sa belle-sœur et éclata en sanglots.

« A-t-on reçu des nouvelles d’André ? demanda-t-elle.

— Non, tu sais que la chose est impossible, mais mon père s’inquiète, et moi, je m’effraye.