Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/398

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d’interrompre. Mais le comprendre est impossible !… » et il feuilletait d’une main nerveuse et agitée les pages de son livre. « Si tu doutais de l’existence d’un homme, je t’aurais mené à cet homme, je te l’aurais montré ; mais comment puis-je, moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son éternité, sa miséricorde infinie à celui qui est aveugle, ou qui ferme les yeux exprès pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore volontairement la corruption et l’indignité de sa propre personne ? Qui es-tu, toi ? Tu te crois sans doute un sage, pour avoir prononcé ce blasphème, ajouta-t-il avec un sourire de mépris, et tu es aussi insensé, aussi ignorant qu’un enfant qui joue avec le mouvement artistement combiné d’une montre. Il n’en comprend pas le but et ne croit pas à celui qui l’a fait. Le connaître est difficile. Nous y travaillons depuis des siècles, depuis Adam jusqu’à nos jours, et toujours l’infini nous en sépare !… Là éclatent notre faiblesse et sa grandeur ! »

Pierre l’écoutait avec émotion sans l’interrompre ; ses yeux brillaient, et il croyait de tout son cœur aux paroles de cet étranger. Se sentait-il vaincu par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les enfants, l’influence de sa voix émue, de sa conviction, de sa sincérité, de ce calme, de cette fermeté, de cette conscience de sa destinée, qui perçait dans tout son être et qui le frappait, surtout par contraste avec son atonie morale et son manque absolu d’espoir ? De toute son âme, il désirait avoir la foi et il éprouvait un sentiment presque béat de calme, de régénération et de retour à la vie.

« Ce n’est pas l’esprit qui comprend Dieu, c’est la vie qui le fait comprendre ! »

Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de son interlocuteur un côté faible ou obscur qui aurait ébranlé sa confiance naissante, l’interrompit en lui disant :

« Pourquoi donc l’intelligence humaine ne peut-elle pas s’élever jusqu’à cette connaissance dont vous parlez ?

— La sagesse suprême et la vérité, répondit le franc-maçon avec son sourire doux et paternel, peuvent se comparer à une rosée céleste, dont nous voudrions nous pénétrer. Puis-je alors, moi vase impur, me pénétrer de cette rosée et me faire juge de son essence ? Une purification intérieure peut seule me rendre apte à la recevoir dans une certaine mesure.

— Oui, oui, c’est cela, dit Pierre avec une joyeuse expansion.