par hasard, elle prenait une expression de dignité, que, grâce à son tact inné, elle s’était appropriée, sans en comprendre la valeur ; sa figure disait qu’elle supportait avec résignation son isolement, et que son mari était la croix que Dieu lui avait envoyée. Quant au prince Basile, il exprimait son opinion plus franchement, et ne manquait jamais, à l’occasion, de dire, en portant le doigt à son front :
« C’est un cerveau fêlé, je l’avais toujours dit.
— Pardon, répliquait Mlle Schérer, je l’avais dit avant les autres, dit devant témoins (et elle insistait sur la priorité de son jugement)… — Ce malheureux jeune homme, ajoutait-elle, est perverti par les idées corrompues du siècle. Je m’en étais bien aperçue à son retour de l’étranger, quand il posait chez moi pour le petit Marat… vous en souvient-il ? Eh bien, voilà le beau résultat ! Je n’ai jamais désiré ce mariage, j’ai prédit tout ce qui est arrivé. »
Anna Pavlovna continuait comme par le passé à donner des soirées, qu’elle avait le don d’organiser avec un art tout particulier, et où se réunissaient, suivant son expression, « la crème de la véritable bonne société » et « la fine fleur de l’essence intellectuelle de Pétersbourg ». Ses soirées brillaient encore d’un autre attrait : elle avait le talent d’offrir chaque fois à ce cercle choisi une personnalité nouvelle et intéressante. Nulle part ailleurs on ne pouvait étudier avec autant de précision que chez elle le thermomètre politique, dont les degrés étaient marqués par l’atmosphère conservatrice de la société qui faisait partie de la cour.
Telle était la soirée qu’elle donnait à la fin de l’année 1806, après la réception des tristes nouvelles de la défaite de l’armée prussienne par Napoléon à Iéna et à Auerstædt, après la reddition de la majeure partie des forteresses de la Prusse, et lorsque nos troupes, franchissant la frontière, allaient commencer une seconde campagne. « La crème de la véritable bonne société » se composait de la malheureuse Hélène abandonnée, de Mortemart, du séduisant prince Hippolyte, arrivé tout dernièrement de Vienne, de deux diplomates, de « la Tante », d’un jeune homme, connu dans ce salon sous la dénomination « d’un homme de beaucoup de mérite », d’une toute récente demoiselle d’honneur avec sa mère, et de quelques autres personnes moins en vue.
La primeur de cette soirée était cette fois le prince Boris Droubetzkoï, qui venait d’être envoyé en courrier de l’armée