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Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/414

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uniforme râpé, pour ne pas se promener par les rues dans une vilaine voiture, il était capable de se refuser bien des choses ! Il ne recherchait que les personnes placées au-dessus de lui et qui pouvaient lui être utiles ; il aimait Pétersbourg et méprisait Moscou. Le souvenir de la famille Rostow, de son amour d’enfant pour Natacha, lui était désagréable, et, depuis son retour de l’armée, il n’avait pas mis les pieds chez eux. Invité à la soirée d’Anna Pavlovna, ce qu’il considérait comme un pas en avant dans sa carrière, il comprit aussitôt son rôle. Laissant à la maîtresse de maison le soin de faire ressortir tout ce qu’il apportait d’intéressant, il se bornait à observer les gens et à méditer sur les avantages qu’il y aurait à se rapprocher de chacun et sur les moyens d’y parvenir. Il s’assit à la place indiquée auprès de la belle Hélène, et écouta la conversation générale.

« Vienne trouve les bases du traité proposé tellement inadmissibles, qu’on ne saurait y souscrire, même à la suite des succès les plus brillants, et elle met en doute les moyens qui pourraient nous les procurer. C’est mot à mot la phrase du cabinet de Vienne, disait le chargé d’affaires de Danemark.

— Le « doute » est flatteur ! ajoutait avec un fin sourire l’homme « à l’esprit profond ».

— Il faut distinguer entre le cabinet de Vienne et l’Empereur d’Autriche, dit Mortemart. L’Empereur d’Autriche n’a jamais pu songer à pareille chose, et ce n’est que le cabinet qui le dit.

— Eh ! mon cher vicomte, reprit Anna Pavlovna, l’Urope (prononçant on ne sait trop pourquoi « Urope », elle croyait sans doute faire preuve par là d’une finesse de haut goût, en causant avec un Français), l’Urope ne sera jamais notre alliée sincère[1]… » Et elle entama l’éloge du courage héroïque et de la fermeté du roi de Prusse, pour ménager à Boris son entrée en scène.

Ce dernier attendait patiemment son tour, en écoutant les réflexions de chacun, et en jetant de temps à autre un regard sur sa belle voisine, qui répondait parfois par un sourire à ce jeune et bel aide de camp.

Anna Pavlovna s’adressa tout naturellement à lui, et le pria de leur décrire sa course à Glogau et la situation de l’armée prussienne. Boris, sans se presser, raconta, en un français

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)