Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Je n’y comprends rien ! de quoi s’agit-il ?

— Un moment, il n’est pas gris ! Vite une bouteille, dit Anatole, et, saisissant un verre sur la table, il s’approcha de lui :

— Avant tout, il faut boire ! » Pierre se mit à avaler verre sur verre ; cela ne l’empêchait pas de suivre la conversation et d’examiner de côté tous les convives qui étaient ivres et qui s’étaient de nouveau groupés près de la croisée. Anatole lui versait du vin, et lui racontait le pari de Dologhow avec l’Anglais Stievens, un marin. Le premier s’était engagé à boire une bouteille de rhum, assis sur une fenêtre du troisième étage, les jambes pendantes en dehors.

« Voyons, achève-la, répondit Anatole, en offrant à Pierre le dernier verre : je ne te lâche pas auparavant !

— Non, je n’en veux plus, » dit Pierre, repoussant son ami et s’approchant de la fenêtre.

Dologhow tenait l’Anglais par le bras, et lui répétait d’une façon nette et précise les conditions du pari, tout en s’adressant de préférence à Pierre ou à Anatole.

Dologhow, de taille moyenne, avait les cheveux crépus, les yeux bleus et vingt-cinq ans environ. Comme tous les officiers d’infanterie de cette époque, il ne portait pas de moustaches, et sa bouche, qui était le trait saillant de sa figure, se montrait tout entière. Les lignes en étaient remarquablement fines et bien dessinées ; la lèvre supérieure s’avançait virilement au-dessus de la lèvre inférieure, qui était un peu forte ; aux deux coins de sa bouche se jouait constamment un sourire : on aurait même pu dire deux sourires, dont l’un faisait pendant à l’autre ; cet ensemble, joint à son regard ferme, assuré et intelligent, forçait l’attention. Sans fortune, il n’avait pas de relations, demeurait avec Anatole, dépensait des milliers de roubles, et s’était posé malgré cela de façon à inspirer à ceux qui le connaissaient plus de respect qu’ils n’en avaient pour Anatole. Il jouait à tous les jeux, gagnait toujours et buvait énormément, sans jamais perdre sa liberté d’esprit. Kouraguine et lui étaient alors des célébrités dans le monde des mauvais sujets et des viveurs de Pétersbourg.

On apporta une bouteille de rhum ; deux laquais, visiblement ahuris par les cris et les ordres qu’on ne cessait de leur donner, se dépêchaient à démolir le châssis qui empêchait de s’asseoir sur le rebord extérieur de la croisée.

Anatole s’en approcha avec son air conquérant. Il avait