Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/432

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— Ce n’est pas ça, je vous demandais… dit Pierre.

— Mais à quoi bon parler de moi ? ajouta le prince en l’interrompant. Conte-moi ton voyage… Qu’as-tu vu ? qu’as-tu fait dans tes biens ? »

Pierre entama son récit, en dissimulant le plus possible la part qu’il avait prise aux améliorations introduites dans l’administration de ses terres. Tout en l’écoutant sans grand intérêt, le prince achevait parfois le tableau tracé par Pierre, en le raillant un peu de son enthousiasme à propos des vieilleries usées et ressassées qu’il prenait pour des nouveautés.

Se sentant mal à l’aise dans la société du prince André, Pierre finit par laisser tomber la conversation :

« Écoute, mon cher, reprit ce dernier, — qui éprouvait, on le voyait bien, la même contrainte, — je suis ici en camp volant, comme tu le vois, je n’y suis venu que pour jeter un coup d’œil, et je m’en retourne ce soir à Lissy-Gory, viens avec moi : je te ferai faire connaissance avec ma sœur… Au fait, ne la connais-tu pas ? poursuivit-il pour dire quelque chose à cet ami, avec lequel il ne se sentait plus en communion d’idées. Nous partirons après dîner… et maintenant allons voir ma nouvelle installation. »

Ils sortirent et ne parlèrent plus que de politique et d’objets en l’air, comme des personnes peu intimes. Le prince André ne montra quelque intérêt qu’en faisant à Pierre les honneurs de ses nouvelles constructions, mais là même, en se promenant avec lui sur les échafaudages, il s’arrêta brusquement au milieu de ses explications, et lui dit :

« Allons dîner, tout cela n’est guère intéressant. »

Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le mariage de Besoukhow :

« J’en ai été fort étonné, » lui dit son ami.

Pierre se troubla, rougit et ajouta avec précipitation :

« Je vous raconterai un jour comment tout cela est arrivé. Mais c’est fini, et pour toujours !

— Pour toujours ? Le toujours n’existe jamais.

— Mais vous savez néanmoins comment l’affaire s’est terminée ? Vous avez entendu parler du duel ?

— Oui, j’ai su que tu avais encore dû en passer par là !

— Je remercie Dieu du moins d’une chose, c’est de n’avoir pas tué cet homme, dit Pierre.

— Pourquoi donc ? Tuer un chien enragé, c’est même très bien.