Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/435

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t’empêcher de réfléchir… ; moi, je me couche à trois heures du matin et je ne puis dormir : il me vient une foule de pensées, je me tourne, je me retourne, je pense et je repense : c’est une nécessité pour moi, comme pour lui de labourer et de faucher ; sinon, il ira boire au cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique me tueraient !… De même, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin, il menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive !… À quoi songes-tu encore ? Ah oui, les hôpitaux et les médecins ! Il a un coup de sang, il meurt : tu le saignes, tu le guéris, et il vit estropié pendant dix ans à la charge des siens. Il eût été bien plus simple pour lui de le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent. C’est tout différent, pour sûr, si tu le considères comme un travailleur de moins, et c’est là, te l’avouerai-je, ma manière d’envisager la question, mais toi, tu le guéris par amour fraternel, et il n’en a nul besoin. Encore une illusion de croire que la médecine a jamais guéri quelqu’un ! Quant à tuer, elle y excelle ! » ajouta-t-il avec une amertume mal déguisée.

Il était évident, à la façon nette et précise dont le prince André énonçait ses opinions, qu’il y avait pensé plus d’une fois ; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait été longtemps sevré de cette satisfaction. Son regard s’animait à mesure que ses jugements devenaient plus désespérés.

« Ah ! c’est horrible ! horrible ! dit Pierre. Je ne comprends pas comment vous pouvez vivre avec des convictions pareilles. J’ai eu, j’en conviens, de ces crises de désespoir, à Moscou, en voyage, mais dans ces cas-là je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m’est odieux, à commencer par moi-même… ; je ne mange, ni ne me lave…

— Comment, ne pas se laver ? Fi donc, c’est sale ; il faut au contraire se rendre la vie aussi agréable que possible. Si je vis, ce n’est pas ma faute, et je tâche de végéter ainsi jusqu’à la mort… sans gêner personne.

— Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensées ? Vous voulez donc rester à ne rien faire, à ne rien entreprendre ?…

— On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix ! J’aurais été charmé de ne rien faire, mais voilà que la noblesse de l’endroit me fait l’honneur de m’élire pour son maréchal, honneur dont je me suis débarrassé non sans difficulté. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette platitude bonasse