Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/448

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Le dégel arrivait : il faisait froid et sale, les rivières charriaient, et les chemins, devenus impraticables, arrêtaient la distribution de fourrage pour les chevaux et de vivres pour les hommes. Les soldats se répandaient dans les villages abandonnés, à la recherche de quelques maigres pommes de terre.

Il ne restait plus rien, les habitants étaient en fuite, et ceux qui étaient demeurés en arrière, arrivés au dernier degré de la misère, étaient un objet de pitié pour le soldat, qui, privé de tout, leur donnait encore du sien, plutôt que de leur enlever leur dernière bouchée.

Le régiment avait perdu deux hommes dans les derniers engagements, mais la maladie et la famine l’avaient réduit de moitié. La mortalité était telle dans les hôpitaux, que le soldat, exténué par la fièvre et par l’enflure, résultats de la mauvaise nourriture, préférait continuer son service et traîner dans les rangs ses pieds endoloris, plutôt que d’entrer à l’hôpital. Les premiers jours du printemps, les soldats découvrirent dans la terre une certaine plante semblable à l’asperge, qu’ils appelèrent, on ne sait trop pourquoi, « racine douce », bien qu’elle fût au contraire très amère. On les voyait la chercher de tous les côtés, la déterrer et la manger, malgré la défense qui leur en avait été faite. Une nouvelle maladie, la tuméfaction des pieds, des mains et de la figure, considérée par les médecins comme provenant de l’emploi de cette plante nuisible, fit parmi eux de nombreuses victimes, et cependant l’escadron de Denissow se nourrissait principalement de cette racine. Il y avait quinze jours qu’il ne recevait plus qu’une ration réduite de biscuit, et les pommes de terre qu’on avait envoyées en dernier lieu se trouvaient gelées et germées.

Les chevaux, dont la maigreur était effrayante, ne se nourrissaient que de la paille des toits, et leur poil d’hiver se hérissait en touffes emmêlées.

Malgré toutes ces misères, officiers et soldats continuaient leur même existence. Pâles et la figure gonflée, couverts d’uniformes déchirés, les hussards s’alignaient comme d’habitude, allaient au fourrage, au pansage, nettoyaient leur fourniment, arrachaient la paille des toits, dînaient autour de leur chaudron et se levaient de là affamés, et plaisantant sur leur maigre chère et sur leur faim. À leurs moments de loisir, ils allumaient comme toujours leurs feux, s’y chauffaient tout nus, fumaient, triaient et cuisaient leurs pommes de terre gelées et