Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/458

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habituelle ; mais Rostow remarqua avec peine qu’à travers sa vivacité et son insouciance ordinaire un sentiment étrange d’aigreur perçait sur sa figure et dans ses paroles.

Sa blessure, malgré son peu d’importance, n’était pas encore guérie après un séjour de six semaines à l’hôpital ; son visage était bouffi et pâle comme ceux de ses camarades ; mais ce n’était pas là ce qui avait frappé Rostow : c’était le sourire forcé de son ami, qui semblait ne pas se réjouir de sa visite, et qui ne le questionnait ni sur le régiment, ni sur ce qui s’y passait ; il se bornait à l’écouter lorsque Nicolas en parlait.

Il ne témoignait aucun intérêt à rien : on aurait dit qu’il s’efforçait d’oublier le passé, et qu’il n’avait qu’une seule et constante préoccupation, son affaire avec l’intendance. Quand Rostow lui demanda où elle en était, il tira de dessous son oreiller plusieurs papiers, entre autres celui qu’il avait reçu en dernier lieu de la commission et le brouillon de sa réponse, qui évidemment lui plaisait, car il faisait remarquer à Rostow les réflexions piquantes dont il l’avait émaillée. Ses camarades, qui avaient entouré avec empressement le nouveau venu, porteur de nouvelles du monde extérieur, s’éloignèrent peu à peu, aussitôt que Denissow commença à lire. Leur figure disait assez qu’ils avaient par-dessus la tête de toute cette histoire. Seul son voisin de lit, un gros uhlan qui fumait sa pipe d’un air sombre, et le petit Tonschine, branlant la tête d’un air désapprobateur, continuèrent à l’écouter :

« À mon avis, dit le uhlan en l’interrompant au beau milieu de sa lecture, il n’y a qu’une chose à faire, s’adresser à la clémence de l’Empereur. Il y aura, dit-on, une pluie de récompenses, et il graciera, c’est sûr…

— Moi, demander une grâce à l’Empereur ! s’écria Denissow d’une voix irritée, bien qu’il tâchât seulement de lui rendre son énergie d’autrefois. Pourquoi ? Si j’avais été un brigand, j’aurais pu demander ma grâce, et c’est parce que j’attaque des misérables ?… Qu’on me juge, je n’ai pas peur : j’ai servi honorablement l’Empereur, la patrie, je n’ai pas volé ! Et l’on me dégraderait pour… Allons donc !… Écoute ce que je leur dis plus loin : « Si j’avais volé le gouvernement… »

— C’est bien écrit, assurément cela saute aux yeux, dit Tonschine, mais là n’est pas la question, Vassili Dmitritch, il faut se soumettre… et il ne le veut pas, ajouta-t-il en s’adressant à Rostow ; l’auditeur lui a bien dit que son affaire était mauvaise.