Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/461

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camp de Napoléon y occupait la place d’honneur, et parmi les autres invités on voyait quelques officiers français de la garde, et un tout jeune homme, d’une grande et ancienne famille, qui était page de Napoléon. Ce même jour, Rostow, profitant de l’obscurité pour ne pas être reconnu en habit civil, se rendit tout droit chez Boris.

L’armée, qu’il venait de quitter, n’était point encore au diapason des nouveaux rapports établis au quartier général avec Napoléon et les Français, nos anciens ennemis devenus nos amis ; rapports qui étaient la conséquence naturelle du changement survenu dans la politique des deux pays. Bonaparte y inspirait encore à tous le même sentiment de haine, de mépris et de terreur. Rostow, discutant peu de jours auparavant avec un officier du détachement de Platow, s’était acharné à lui prouver qu’on traiterait Napoléon en criminel, et non en souverain, si on avait la bonne fortune de le faire prisonnier. Une autre fois, causant avec un colonel français blessé, il s’était échauffé au point de lui dire qu’il ne pouvait être question de paix entre un Empereur légitime et un brigand ! Aussi éprouva-t-il un singulier étonnement à la vue des officiers français et de ces uniformes qu’il avait l’habitude de ne rencontrer qu’aux avant-postes. À peine les aperçut-il, que le sentiment naturel à un militaire, l’animosité qu’il ressentait toujours à leur vue, se réveilla en lui. Il s’arrêta sur le seuil du logement de Droubetzkoï, et demanda en russe s’il y était. Boris, au son d’une voix étrangère, sortit à sa rencontre, et ne put s’empêcher de laisser percer un certain déplaisir :

« Ah ! c’est toi ! je suis très content de te voir, dit-il néanmoins, mais pas assez à temps pour que Rostow n’eût pas saisi sa première impression.

— Je viens mal à propos ? dit-il froidement, je viens pour affaire, autrement…

— Mais pas du tout : je suis seulement étonné de te voir ici !… Je suis à vous dans un moment, répondit-il à quelqu’un qui l’appelait de l’autre chambre.

— Ah ! je le vois bien… je viens mal à propos, répéta Nicolas ; mais Boris avait déjà arrêté sa ligne de conduite, et il l’entraîna avec lui. Son regard calme et tranquille semblait s’être voilé et se dérober derrière « les lunettes bleues » du savoir-vivre.

— Tu as tort de le croire. Viens ! » Le couvert était mis, il le présenta à ses invités, et leur expliqua qu’il n’était pas un