Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/469

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— Oui, j’irai. »

Rostow resta longtemps adossé contre la muraille, suivant des yeux les héros de la fête, pendant qu’un douloureux travail intérieur s’accomplissait en lui. Des doutes terribles envahissaient son âme, et il ne pouvait leur donner de solution satisfaisante. Il pensait à Denissow, à son indifférence chagrine, à sa soumission inattendue ; il revoyait l’hôpital, sa saleté, ses épouvantables maladies, ces bras et ces jambes qui manquaient, et il croyait encore sentir l’odeur du cadavre. Cette impression fut si vive, qu’il chercha instinctivement autour de lui d’où elle lui montait à la gorge. Il pensait à Bonaparte, à son air satisfait, à Bonaparte empereur, aimé et respecté de son souverain bien-aimé ! Mais alors, pourquoi tous ces membres mutilés ? pourquoi tous ces gens tués ? D’un côté, Lazarew décoré, de l’autre Denissow puni sans espoir de grâce !… Et il s’effrayait lui-même du tour que prenaient ses réflexions.

La faim et le fumet des plats le tirèrent de cette rêverie, et comme, après tout, il fallait manger avant de s’en retourner, il entra dans l’auberge voisine. Un grand nombre d’officiers, arrivés comme lui en habit civil, y étaient réunis, et ce fut à grand’peine qu’il parvint à se faire servir à dîner. Deux camarades de sa division se joignirent à lui : on causa de la paix, et tous, comme du reste la majeure partie de l’armée, en exprimèrent leur mécontentement. Ils assuraient que si on avait tenu bon après Friedland, Napoléon était perdu, parce qu’il n’avait plus ni vivres ni munitions. Nicolas mangeait en silence et buvait encore plus qu’il ne mangeait ; deux bouteilles de vin y avaient déjà passé, et cependant le chaos qui était dans sa tête l’accablait toujours et ne se débrouillait pas ; il avait peur de s’abandonner à ses pensées et ne pouvait parvenir à les écarter. Tout à coup, à la réflexion d’un officier qui disait que la vue des Français était chose humiliante, il s’écria, avec une violence que rien ne justifiait dans ce moment et qui étonna son voisin, qu’il ne lui convenait pas de juger ce qui aurait le mieux valu. Sa figure s’empourpra :

« Comment pouvez-vous censurer les actions de l’Empereur ? poursuivit-il. Quel droit avons-nous de le faire ? Nous ne connaissons ni son but, ni son mobile !

— Mais je n’ai pas dit un mot de l’Empereur, reprit l’officier, ne pouvant attribuer qu’à l’ivresse cette étrange sortie.

— Nous ne sommes pas des bureaucrates diplomates, nous