Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/51

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— Il y a temps pour tout, ma chérie, dit la comtesse avec une feinte sévérité… Tu la gâtes toujours, Élie !

— Bonjour, ma chère ; je vous souhaite une bonne fête !… La délicieuse enfant ! » dit Mme Karaguine en s’adressant à la mère.

La petite fille, avec ses yeux noirs et sa bouche trop grande, semblait plutôt laide que jolie, mais, en revanche, elle était d’une vivacité sans pareille ; le mouvement de ses épaules, qui s’agitaient encore dans son corsage décolleté, attestait qu’elle venait de courir ; ses cheveux noirs, bouclés, et tout ébouriffés, retombaient en arrière ; ses bras nus étaient minces et grêles ; elle portait encore des pantalons garnis de dentelle, et ses petits pieds étaient chaussés de souliers. En un mot, elle était dans cet âge plein d’espérances où la petite fille n’est plus une enfant, mais où l’enfant n’est pas encore une jeune fille. Échappant à son père, elle se jeta sur sa mère, sans prêter la moindre attention à sa réprimande, et, cachant sa figure en feu dans le fouillis de dentelle qui couvrait le mantelet de la comtesse, elle éclata de rire et se mit à conter à bâtons rompus une histoire sur sa poupée, qu’elle tira aussitôt de son jupon.

« Vous voyez bien, c’est une poupée, c’est Mimi, vous voyez !… »

Et Natacha, pouvant à peine parler, glissa sur les genoux de sa mère en riant de si bon cœur, que Mme Karaguine ne put s’empêcher d’en faire autant.

« Voyons, laisse-moi, va-t’en avec ton monstre, disait la comtesse en jouant la colère et en la repoussant doucement… C’est ma cadette, » dit-elle en s’adressant à Mme Karaguine.

Natacha, relevant sa tête enfouie au milieu des dentelles de sa mère, regarda un moment la dame inconnue à travers les larmes du rire et se cacha de nouveau le visage. Obligée d’admirer ce tableau de famille, Mme Karaguine crut bien faire en y jouant son rôle :

« Dites-moi, ma petite, qui est donc Mimi ? C’est votre fille sans doute ? »

Natacha, mécontente du ton de condescendance de l’étrangère, ne répondit rien et se borna à la regarder d’un air sérieux.

Pendant ce temps, toute la jeunesse, c’est-à-dire Boris, l’officier, fils de la princesse Droubetzkoï, Nicolas, l’étudiant, fils aîné du comte Rostow, Sonia, sa nièce, âgée de quinze ans, et Pétroucha, son fils cadet, s’étaient groupés dans la chambre