Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/90

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éreinté comme un cheval de poste. Causons pourtant, et sérieusement, si tu veux bien… »

Il se tut et la contraction de ses joues donna à sa physionomie une expression désagréable, qui ne ressemblait en rien à celle qu’il prenait devant témoins. Son regard était aussi tout autre, et on y lisait à la fois l’impudence et la crainte.

La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux, de ses mains osseuses et maigres, le regardait attentivement dans le plus profond silence, bien décidée à ne pas le rompre la première, dût-il se prolonger toute la nuit.

« Voyez-vous, chère princesse et chère cousine Catherine Sémenovna, reprit le prince Basile avec un effort visible, il faut penser à tout dans de pareils moments ; il faut penser à l’avenir, au vôtre… je vous aime toutes trois comme mes propres filles, tu le sais… ? »

Comme la princesse restait impassible et impénétrable, il continua sans la regarder, en repoussant avec humeur un guéridon :

« Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous êtes les seules héritières directes. Je comprends tout ce que le sujet a de pénible pour toi et pour moi aussi, je te le jure ; mais, ma chère amie, j’ai dépassé la cinquantaine, il faut tout prévoir !… Sais-tu que j’ai envoyé chercher Pierre ? Le comte l’a exigé en indiquant son portrait… »

Le prince Basile releva les yeux sur elle : rien n’indiquait sur sa figure si elle l’avait écouté, ou si elle le regardait sans songer à rien.

« Je ne cesse d’adresser de ferventes prières à Dieu, mon cousin, pour qu’il soit sauvé et pour que sa belle âme se détache sans souffrance de ce monde.

— Oui, oui, certainement, répliqua le vieux prince, en attirant cette fois à lui avec un mouvement de colère l’innocent guéridon…

— Mais enfin, voici l’affaire… tu la connais… le comte a fait l’hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune à Pierre, en mettant de côté ses héritiers légitimes.

— Oh ! il en a tant fait de testaments ! repartit la nièce avec une tranquillité parfaite… En tout cas, il ne saurait rien léguer à Pierre, car Pierre est un fils naturel !

— Et que ferions-nous ? s’écria vivement le prince Basile en serrant contre lui le guéridon à le briser… — Que ferions-nous si le comte demandait à l’Empereur, dans une lettre, de