Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/102

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rait paraître l’animal et comment il l’attaquerait ; mais rien ne venait. Passant de l’espérance au désespoir, il allait même jusqu’à implorer la Providence ; il priait, comme ceux qui prient sous l’influence d’une émotion violente, tout en s’avouant à eux-mêmes la futilité de l’objet de leur prière :

« Pourquoi ne pas me l’accorder ? murmurait-il. Tu es grand, je le sais, et c’est peut-être un péché de te le demander ; mais je t’en supplie, ô mon Dieu, fais en sorte qu’un des vieux loups vienne sur moi, afin que Karaë puisse, aux yeux du « petit oncle », qui voit tout de sa place, sauter à la gorge de la bête et la terrasser d’un bond ! » Son regard inquiet, scrutateur, fouilla, étudia mille fois pendant cette demi-heure les moindres replis du terrain qui s’étendait devant lui, la lisière du bois où deux chênes décharnés projetaient leurs branches au-dessus d’un massif de jeunes trembles, et le ravin aux bords creusés par l’eau, et le bonnet de l’oncle dépassant à sa droite la cime des halliers.

« Non, je n’aurai pas ce bonheur, c’est toujours ainsi, se disait-il ; à la guerre, au jeu, partout le malheur me poursuivit, à la journée d’Austerlitz comme à la soirée chez Dologhow ! »

L’oreille tendue, l’œil aux aguets, il épiait de tous côtés et s’efforçait de surprendre les plus légères inflexions dans les aboiements de la meute. Ramenant de nouveau son regard sur sa droite, il vit tout à coup quelque chose bondir à travers le champ désert et se diriger vers lui. « Serait-ce possible ? » se dit-il, en respirant à peine, sous le coup de l’émotion qu’il éprouvait en voyant son désir se réaliser ; et cependant cette bonne fortune inespérée, si impatiemment attendue, arrivait droit à lui sans bruit, sans éclat, sans aucun signe avant-coureur ! Il n’en croyait pas ses yeux, mais bientôt il ne put plus en douter. C’était bien le loup, un vieux loup au dos grisâtre, au ventre roux, qui courait tout à son aise, comme s’il était sûr de ne pas être traqué, et qui franchissait lourdement un fossé. Rostow, n’osant même respirer, regarda ses chiens : les uns étaient couchés, les autres debout, aucun n’avait aperçu la bête, pas même le vieux Karaë, qui, la tête renversée, le museau entr’ouvert, montrait ses dents jaunies et les faisait claquer, en cherchant ses puces sur une de ses cuisses : « Velaut ! velaut ! » murmura Rostow à mi-voix. Les chiens dressèrent les oreilles, et Karaë, cessant de se gratter, se leva comme s’il était mû par un ressort, et secoua vivement sa queue, d’où se détachèrent quelques touffes de poil.