Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/104

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moment parurent en avant du loup et se dirigeant sur lui un chasseur et plusieurs chiens ; l’un d’eux, d’un brun foncé, qui était inconnu à Nicolas et faisait partie sans doute d’une meute étrangère, fondit impétueusement sur la bête et la renversa à demi. Celle-ci, retrouvant son équilibre, se jeta à son tour sur le chien avec une agilité surprenante, l’empoigna avec les dents, et le malheureux assaillant, le flanc déchiré, ensanglanté, donna de la tête contre terre en hurlant de douleur.

« Karaë ! Oh ! mon Dieu ! » dit Nicolas avec désespoir.

Le loup, flairant un nouveau danger à la vue du vieux Karaë, qui, grâce à cet arrêt forcé, allait lui barrer le chemin, serra la queue entre les jambes et repartit à fond de train ; mais, ô prodige incroyable ! Nicolas vit tout à coup Karaë sauter sur le loup, le saisir à la gorge et rouler avec lui dans la fondrière qui était à leurs pieds.

La meute s’y précipita. Le spectacle du loup se débattant au milieu de ce fouillis de têtes qui laissaient entrevoir par instants, ou son pelage fauve, ou sa jambe de derrière arc-boutée, ou son museau haletant et ses oreilles couchées de terreur, — car Karaë le tenait encore à la gorge, — fut pour Rostow un des plus heureux moments de sa vie. Empoignant le pommeau de sa selle, il se disposait à descendre de cheval et à achever le loup, lorsque le carnassier, élevant sa large tête au-dessus des chiens, et se débarrassant de son agresseur, se dressa sur ses pieds de devant : ramenant sa queue et montrant les dents, il fit un bond et distança les chiens. Karaë, le poil hérissé, contusionné ou blessé, se hissa péniblement hors du trou où il avait roulé avec la bête.

« Mon Dieu, quel malheur ! » s’écria Nicolas désespéré.

Heureusement le chasseur du « petit oncle », suivi de tous ses chiens, s’élança au triple galop du côté du fuyard et l’arrêta au passage. Là il fut de nouveau entouré par Nicolas, son écuyer, le « petit oncle » et son chasseur ; tous tournaient autour de lui en criant à tue-tête : « Harloup ! », et ils s’apprêtaient, chaque fois qu’il s’affaissait, à sauter à terre, et lançaient de nouveau leurs chevaux en avant lorsque, se relevant il faisait quelques pas pour se rapprocher du taillis, sa seule et dernière chance de salut.

Danilo, qui, au commencement de la traque, s’était élancé hors de la lisière du bois, avait assisté à la lutte et regardait la victoire comme assurée ; mais, à la vue du loup qui continuait à fuir, il courut en ligne droite vers la forêt pour lui