Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/113

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une autre table ronde, en bois de bouleau, placée devant un canapé ; on arrivait enfin au cabinet de travail du propriétaire, qui sentait à plein nez le tabac et le chien. L’étoffe du mobilier, le tapis de la chambre étaient déchirés, sordides, et sur les murs, couverts comme tout le reste de taches sans nombre, étaient accrochés les portraits de Souvorow, du père et de la mère du « petit oncle », et celui du « petit oncle » en uniforme de l’armée. Après avoir engagé ses hôtes à s’asseoir, il les quitta un moment, pendant que Rougaï, bien lavé et bien nettoyé, faisait son entrée dans le salon, s’y emparait de sa place habituelle sur le divan, et y achevait sa toilette, en se bichonnant de la langue et des dents. Le côté opposé du cabinet donnait sur un petit corridor divisé en deux par un paravent dont l’étoffe flottait en lambeaux, et derrière lequel on entendait des éclats de rire et des voix de femmes. Natacha, Nicolas et Pétia se débarrassèrent de leurs vêtements fourrés et s’étendirent tout à leur aise sur le large canapé ; Pétia, la tête appuyée sur ses coudes, ne tarda pas à s’endormir. Bien qu’ils eussent la figure hâlée et brûlée par le vent, Natacha et Nicolas n’en étaient pas moins très gais, et de plus très affamés. N’ayant plus à faire montre de sa supériorité comme homme et comme chasseur, Nicolas répondit au regard espiègle de sa sœur par un franc éclat de rire, auquel elle se joignit, sans même s’inquiéter du motif.

Le « petit oncle » reparut bientôt en veston, en pantalon gros bleu et en bottines ; ce costume, qui avait jadis excité à Otradnoë l’étonnement et les railleries de Natacha, ne lui parut pas cette fois plus ridicule que l’habit et la redingote de tout le monde. Le « petit oncle », de joyeuse humeur, fit chorus avec eux :

« Voilà qui va bien, comtesse ! Ah ! la jeunesse, affaire sûre, marche !… pas vu sa pareille jusqu’à présent ! » s’écrie-t-il, et, offrant à Nicolas une longue pipe turque, il en prit une plus courte, qu’il se mit à manœuvrer avec amour entre trois doigts.

« Toute la journée en selle comme un homme, et comme si de rien n’était ! »

Sur ces entrefaites, une fillette qui marchait sans doute pieds nus, à en juger par le son étouffé de ses pas, ouvrit une des portes, pour laisser entrer une femme de quarante ans environ, un peu forte, avec un teint frais, un double menton, des lèvres rouges ; elle portait un énorme plateau. Son extérieur plein de prévenance, son cordial sourire, accompagné d’un respectueux salut adressé aux hôtes de son maître, étaient les symboles