Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/115

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de silence, comme il en survient souvent entre un maître de maison et des hôtes qu’il reçoit pour la première fois, le « petit oncle », répondant à une de ses pensées intimes, s’écria :

« Oui, c’est ainsi que je finis de vivre… une fois mort, affaire sûre, marche !… il ne restera rien après moi ! »

Sa physionomie devint presque belle pendant qu’il parlait ainsi, et Nicolas se rappela tout le bien que son père lui avait toujours dit de lui. Il passait également dans tout le district pour le plus désintéressé et le plus noble des originaux, aussi le choisissait-on à chaque instant ou pour arbitre dans les discussions de famille, ou pour exécuteur testamentaire, ou enfin même pour confident. Presque toujours élu juge à l’unanimité, il avait également rempli d’autres fonctions électives, mais rien ne pouvait vaincre son refus d’accepter du service actif. Son temps se partageait ainsi : en automne et au printemps, il courait les champs sur son vieil étalon, ne quittait pas son petit réduit en hiver, et passait l’été étendu à l’ombre du sauvage fouillis qu’il appelait son jardin.

« Pourquoi ne vous décidez-vous pas à reprendre du service, petit oncle.

— J’ai servi, et c’est assez… bon à rien… affaire sûre, marche ! C’est votre affaire, à vous autres : quant à moi, je n’y comprends rien. Mais à la chasse, c’est autre chose… Affaire sûre, marche ! Hé là-bas, ouvrez donc la porte ! Qu’est-ce qui l’a fermée ? » La porte au fond du corridor (que l’oncle prononçait « colidor ») communiquait avec une chambre où les piqueurs et les valets de chiens prenaient ordinairement leurs repas. Les petits pieds nus de la fillette se rapprochèrent de nouveau, une main invisible ouvrit la porte, et les sons d’une « balalaïka[1] » dont les cordes vibraient sous les doigts d’un véritable artiste parvinrent jusqu’à eux :

« C’est mon cocher Mitka qui joue : aussi lui en ai-je acheté une excellente, cette musique me plaît ! » Il était d’habitude qu’au retour de la chasse, Mitka se livrât à ses fantaisies musicales, pendant que le « petit oncle » l’écoutait avec bonheur.

— C’est vraiment très joli, dit Nicolas avec une feinte indifférence, comme s’il était honteux d’avouer qu’il trouvait du charme à cette musique.

— Comment, très joli ? s’écria Natacha d’un ton de reproche,

  1. Espère de guitare à trois cordes. (Note du trad.)