Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/120

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— Bah ! quelle folie !… c’est de l’exagération pure, » lui répondit Nicolas pendant que tout bas il se disait : « Quel trésor que cette Natacha, c’est mon meilleur ami… Quel besoin a-t-elle de se marier, lorsque nous aurions pu passer notre vie ensemble à courir ainsi de droite et de gauche ! »

« Quel cœur que ce Nicolas, se disait Natacha de son côté. Ah ! regarde donc, il y a encore de la lumière au salon, ajouta-t-elle en lui montrant les fenêtres, qui se détachaient brillantes sur le fond brumeux et velouté de la nuit.


VIII

Le vieux comte Rostow avait renoncé à ses fonctions de maréchal de la noblesse du district, parce qu’elles l’entraînaient à de trop fortes dépenses, et cependant l’état de ses finances ne s’améliorait guère. Nicolas et Natacha surprenaient souvent leurs parents causant à voix basse, et d’un air agité, de la vente de leur hôtel à Moscou, ou du bien qu’ils avaient dans les environs. Rentré dans la vie privée, le comte ne donnait plus ni fêtes ni banquets ; aussi la vie à Otradnoë était-elle devenue plus calme que les années précédentes ; pourtant ni la maison ni ses dépendances ne désemplissaient, et il y avait chaque jour une vingtaine de personnes à table. C’étaient des habitués, des amis, des familiers, qui faisaient presque partie de la famille, ou qui du moins semblaient ne pouvoir plus s’en détacher ; entre autres un musicien nommé Dimmler avec sa femme, le maître de danse Ioghel avec sa famille, la vieille demoiselle Bélow, l’instituteur de Pétia, l’ancienne gouvernante des demoiselles, et d’autres encore qui trouvaient tout simple de vivre chez le comte plutôt que chez eux. Aussi, bien qu’il n’y eût plus de grandes réunions, la vie allait son train comme par le passé, et ni le maître ni la maîtresse de la maison n’auraient pu se la représenter autrement. Le train de chasse avait été augmenté par Nicolas ; on nourrissait toujours cinquante chevaux à l’écurie, on tenait toujours quinze cochers, on se faisait toujours des cadeaux de grand prix aux jours de fête, et ces jours-là se terminaient, selon l’antique usage, par un dîner monstre, auquel on invitait tout le voisinage ; le comte jouait comme d’habitude au boston et au whist, en laissant