Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Assez, merci… Madagascar ! » répéta-t-elle, et, sautant brusquement à terre, elle descendit les degrés en courant.

Après avoir exploré son royaume, fait acte de pouvoir, après s’être convaincue que ses sujets étaient obéissants et qu’il n’y avait que de l’ennui à en tirer, Natacha rentra dans la grande salle, prit une guitare et alla s’asseoir dans le coin le plus sombre, en effleurant de ses doigts les basses cordes, et en cherchant l’accompagnement d’un air d’opéra que le prince André et elle avaient entendu ensemble un soir à Pétersbourg. Les quelques accords, incertains et confus, qu’elle ébauchait timidement du bout de ses doigts auraient sans doute frappé l’oreille la moins exercée par leur manque d’harmonie et de sens musical, tandis que, grâce à la vivacité de son imagination, ils réveillèrent en elle une longue série de souvenirs. Adossée au mur et à moitié cachée par une petite armoire, les yeux fixés sur un filet de lumière qui venait de l’office, en glissant sous la porte, elle écoutait avec délices, et évoquait le passé.

Sonia traversa la salle, un verre à la main. Natacha lui jeta un coup d’œil et le reporta aussitôt sur la fente de la porte ; il lui sembla qu’elle s’était déjà trouvée dans cette même situation, entourée de ces mêmes détails, et regardant Sonia passer un verre à la main : « Oui, oui, c’était bien ainsi ! » pensa-t-elle.

« Sonia, qu’est-ce que cela ? ajouta-t-elle en faisant quelques notes.

— Comment, tu es là ! dit Sonia en tressaillant et en s’approchant pour écouter… Je ne sais pas, est-ce la Tempête ? demanda-t-elle en hésitant, avec la certitude de se tromper.

— Oui, c’est bien ainsi, pensa Natacha, elle a tressailli alors et elle s’est approchée doucement en souriant et alors aussi j’ai pensé, comme je le pense à présent… qu’il y a en elle ce quelque chose qui me manque… Non, reprit-elle tout haut, tu n’y es pas, c’est le chœur dans le Porteur d’eau ; écoute !… et elle en fredonna le motif… Où allais-tu ?

— Changer l’eau du verre, je vais achever le dessin.

— Tu es toujours occupée, toi, et moi, jamais ! Où est Nicolas ?

— Il dort, je crois.

— Va le réveiller, Sonia. Dis-lui qu’il vienne chanter ! »

Sonia la quitta, et Natacha se prit de nouveau à songer, et à se demander comment tout cela avait pu se passer. N’ayant pu résoudre ce grave problème, elle retomba dans ses souvenirs :