Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/13

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semblait songer si peu à lui, qu’il se demanda avec tristesse : « De quoi se réjouit-elle donc ? À quoi pense-t-elle ? Ce n’est sûrement ni le code militaire ni l’organisation des redevances qui l’intéressent. »

Le comte Élie Andréïévitch vivait à Otradnoë comme par le passé, recevant chez lui tout le gouvernement, et offrant à ses invités des chasses, des spectacles, et des dîners avec accompagnement de musique. Toute visite était une bonne fortune pour lui : aussi le prince André dut-il céder à ses instances et coucher chez lui.

La journée lui parut des plus ennuyeuses, car ses hôtes et les principaux invités l’accaparèrent entièrement. Cependant il lui arriva à plusieurs reprises de regarder Natacha qui riait et s’amusait avec la jeunesse, et chaque fois il se demandait encore : « À quoi peut-elle donc penser ? »

Le soir, il fut longtemps sans pouvoir s’endormir : il lut, éteignit sa bougie, et la ralluma. Il faisait une chaleur étouffante dans sa chambre, dont les volets étaient fermés, et il en voulait à ce vieil imbécile (comme il appelait Rostow) de l’avoir retenu, en lui assurant que les papiers nécessaires manquaient ; il s’en voulait encore plus à lui-même d’avoir accepté son invitation.

Il se leva pour ouvrir la fenêtre ; à peine eut-il poussé au dehors les volets, que la lune, qui semblait guetter ce moment, inonda la chambre d’un flot de lumière. La nuit était fraîche, calme et transparente ; en face de la croisée s’élevait une charmille, sombre d’un côté, éclairée et argentée de l’autre ; dans le bas, un fouillis de tiges et de feuilles ruisselait de gouttelettes étincelantes ; plus loin, au delà de la noire charmille, un toit brillait sous sa couche de rosée ; à droite s’étendaient les branches feuillues d’un grand arbre, dont la blanche écorce miroitait aux rayons de la pleine lune qui voguait sur un ciel de printemps pur et à peine étoilé. Le prince André s’accouda sur le rebord de la fenêtre, et ses yeux se fixèrent sur le paysage. Il entendit alors, à l’étage supérieur, des voix de femmes… On n’y dormait donc pas !

« Une seule fois encore, je t’en prie ! dit une des voix, que le prince André reconnut aussitôt.

— Mais quand donc dormiras-tu ? reprit une autre voix.

— Mais si je ne puis dormir, ce n’est pas de ma faute ! Encore une fois… » Et ces deux voix murmurèrent à l’unisson le refrain d’une romance.