Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

élevait la voix, s’emportait, et, le tirant par la main, elle le mettait dans« le coin ». La punition infligée, elle fondait en larmes, s’accusait de méchanceté, et le petit garçon, pleurant à son tour, quittait « le coin » sans sa permission, et, prenant ses mains couvertes de larmes, il la consolait et l’embrassait. Le plus difficile à supporter était le caractère de son père, qui devenait chaque jour de plus en plus dur envers elle. S’il l’avait obligée à passer ses nuits en prière, s’il l’avait battue, s’il l’avait forcée à porter le bois et l’eau, elle se serait soumise à ses ordres sans murmurer ; mais ce terrible tyran, qui l’aimait, n’en était que plus cruel, à cause même de son affection. Non seulement il excellait à la blesser et à l’humilier à tout propos, mais encore à lui démontrer avec bonheur qu’elle avait tort en tout et toujours. Les attentions dont il entourait Mlle Bourrienne étaient devenues plus marquées depuis quelques mois, et l’idée baroque qu’il avait eue, pour irriter sa fille, de parler de son mariage avec cette étrangère, lorsque son fils lui avait demandé son consentement, commençait à avoir pour lui un certain attrait ; mais la princesse Marie persistait à n’y voir qu’une nouvelle invention de sa part pour la chagriner.

Un jour, en sa présence, le vieux prince baisa la main de Mlle Bourrienne, et, l’attirant à lui, l’embrassa. La princesse rougit, et quitta la chambre, persuadée que son père avait fait cela exprès devant elle pour lui être encore plus désagréable. Quelques instants plus tard, lorsque Mlle Bourrienne la rejoignit, toute souriante, elle essuya vivement ses larmes, se leva, s’approcha d’elle, et, ne pouvant plus se contenir, elle l’accabla des plus violents reproches :

« C’est laid, c’est vil, c’est inhumain, de profiter ainsi de la faiblesse !… Allez, sortez d’ici ! » s’écria-t-elle d’une voix étranglée par la colère et par les sanglots.

Le lendemain, son père ne lui dit pas un mot, mais elle remarqua, à dîner, que Mlle Bourrienne était servie la première ; lorsque le vieux sommelier, oubliant pour son malheur ce nouveau caprice de son maître, présenta le café à la princesse Marie avant de l’offrir à Mlle Bourrienne, le prince eut un accès de rage. Jetant sa canne à la figure du coupable, il déclara à Philippe qu’il allait être fait soldat sur l’heure :

« Tu l’as oublié, oublié, quand je te l’avais dit ! Elle est la première dans ma maison, entends-tu bien… elle est ma meilleure amie, criait-il avec fureur… Et si tu te permets, ajouta--