Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/157

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jour à Pétersbourg, et la conduite du nouvel ambassadeur de France ?

— Il me semble avoir entendu blâmer sa réponse à Sa Majesté.

— Jugez-en plutôt… L’Empereur daigna attirer son attention sur la division des grenadiers et sur la beauté du défilé ; l’ambassadeur y resta complètement indifférent, et l’on dit même qu’il se permit de faire observer que chez eux, en France, on ne s’occupait point de ces vétilles. Sa Majesté ne lui répondit rien, mais, à la revue suivante, elle feignit d’ignorer sa présence. »

Tous se turent : ce fait touchait l’Empereur : aucune critique n’était donc possible !

« Insolents ! dit le vieux prince. Vous connaissez Métivier ? Eh bien, je l’ai chassé de chez moi ce matin. On l’avait laissé pénétrer, malgré ma défense, car je ne voulais voir personne… » Et, jetant un regard de colère à sa fille, il leur conta son entretien avec le docteur, qui, d’après lui, n’était qu’un espion, et détailla les raisons qu’il avait de le croire, raisons très peu convaincantes, à vrai dire, mais que personne ne se risqua à réfuter.

Quand on servit le champagne en même temps que le rôti, les convives se levèrent pour féliciter l’amphitryon, et sa fille s’approcha également de lui.

Il la toisa d’un air dur, méchant, en lui tendant sa joue ridée, rasée de frais ; on voyait, à son air, qu’il n’avait point oublié la scène du matin, que sa décision restait inébranlable, et que seule la présence des invités l’empêchait de la lui signifier une seconde fois ! Se déridant enfin un peu, lorsque le café fut servi au salon, il exposa, avec une vivacité toute juvénile, son opinion sur la guerre qui allait s’engager :

« Nos guerres avec Napoléon, dit-il, seront toujours malheureuses tant que nous rechercherons l’alliance de l’Allemagne, et que, par une conséquence déplorable du traité de paix de Tilsitt, nous nous mêlerons des affaires de l’Europe. Il ne fallait prendre parti ni pour ni contre l’Autriche, et c’est vers l’Orient que nous devons exclusivement nous porter. Quant à Bonaparte, une conduite ferme et des frontières bien gardées seront suffisantes pour l’empêcher de mettre le pied en Russie, comme il l’a fait en 1807.

— Mais comment nous décider à faire la guerre à la France, prince ? demanda Rostoptchine. Comment nous lèverions-nous