Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/167

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fils est ici, il se marie… Qui donc encore ? Besoukhow, qui est également ici avec sa femme… il l’a fuie, mais elle l’a relancé !… Il a dîné chez moi mercredi. Quant à celles-là, dit-elle en désignant les jeunes filles, je les mènerai demain saluer la « Iverskaïa » et de là chez la Aubert Chalmé, car elles n’ont rien à mettre, j’en suis sûre, et ce n’est pas moi qui pourrais leur servir de modèle !… La mode change tous les jours, c’est à faire frémir ! L’autre jour j’ai pu m’en convaincre en voyant une demoiselle avec des manches de robe grosses comme des tonneaux… Et toi, quelles affaires as-tu ? ajouta-t-elle en reprenant son air sévère.

— Un peu de tout, des chiffons à commander, la maison et le bien à vendre, celui qui est dans les environs, vous savez : aussi, vous demanderai-je la permission d’aller faire une petite pointe de ce côté… Je vous confierai ces fillettes, et j’irai y passer un jour.

— Bien, bien, elles seront en sûreté chez moi, j’en réponds, aussi en sûreté que si on les confiait au conseil de tutelle ; je les chaperonnerai, je les gronderai, je les gâterai, » dit Marie Dmitrievna, en effleurant de sa grande main la joue de Natacha, sa favorite et sa filleule.

Le lendemain, le programme de la veille fut exécuté de point en point : on fit d’abord une visite à la Sainte-Vierge, puis une autre à Mme Aubert Chalmé, la fameuse couturière, à laquelle Marie Dmitrievna inspirait une telle terreur, que, pour s’en débarrasser plus vite, elle lui cédait à perte ses plus jolis objets ; cette fois cependant une bonne partie du trousseau lui fut commandée. Quand elles furent rentrées, Marie Dmitrievna renvoya Sonia, et prit Natacha à part :

« À présent, causons… Je te félicite, tu as accroché un charmant fiancé, j’en suis ravie pour toi ; quant à lui, je le connais depuis son enfance… » Natacha rougit de plaisir. « Je l’aime, lui et toute la famille… Écoute-moi bien ! Le vieux prince, qui est d’un caractère fantasque, désapprouve ce mariage ; mais le prince André n’est pas un enfant, et peut fort bien se passer de son consentement. Seulement, c’est toujours une chose fâcheuse que d’entrer dans une famille qui vous reçoit à contre-cœur… La conciliation est préférable : mets-y du bon vouloir de ton côté, et comme tu n’es pas une sotte, tu sauras, j’en suis sûre, avec du tact et de la douceur, les bien disposer en ta faveur… et tout ira bien ! »

Natacha se taisait, non par timidité, comme le supposait